Suis-je un bon républicain ?

Ou comment la République est devenue une formule creuse…

Le mot de « République » est omniprésent dans le débat public, d’autant plus en temps de campagne électorale. Il suffit d’écouter un meeting, un débat, ou quelque intervention d’un politique pour être sûr que ce terme revienne en boucle. Il est en effet de bon ton de s’affirmer « républicain » (et il faut montrer qu’on l’est plus que les autres) mais le fait que cette notion soit brandie en permanence et par tout le monde devrait pousser à s’interroger sur l’usage qui en est fait. On se rend alors compte que ce noble concept est devenu vide et fourre-tout…

Emilien Pouchin

Qu’est-ce que la République ?

Commençons, avant de constater à quel point ce mot a perdu son sens, par tenter de le définir. Selon le Larousse, la république est « une forme d’organisation politique dans laquelle les détenteurs du pouvoir l’exercent en vertu d’un mandat conféré par le corps social ». Etymologiquement, ce mot vient de la Res Publica (la chose publique) romaine, c’est-à-dire le fait de mettre au cœur de la décision politique un peuple qui décide et un gouvernement qui se préoccupe de l’intérêt de tous. Il s’agit de ce fait d’une organisation du pouvoir dans la Cité qui est aux antipodes de la monarchie absolue héréditaire, où le royaume est le domaine d’un Roi qui acquiert le pouvoir par un droit de naissance et peut gouverner seul.

Dans l’inconscient collectif français, la République renvoie à un imaginaire plus fort que la démocratie

Montesquieu décrivait la République comme étant une construction politique où « le peuple, ou seulement une partie du peuple, y a la puissance souveraine » et la couplait avec le principe de séparation des pouvoirs. Dans son acceptation contemporaine, et surtout en France, elle est donc étroitement liée à la notion de démocratie. S’il n’est donc pas nécessaire d’entrer dans les détails pour séparer ces deux termes, on peut toutefois insister sur le fait que dans l’inconscient collectif français, la République renvoie à un imaginaire plus fort que la démocratie. La fameuse formule de Régis Debray « La République, c’est la liberté plus la raison. L’Etat de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, c’est ce qui reste de la République quand on éteint les lumières » en atteste et montre qu’un certain nombre de valeurs et de principes sont accolés à cette notion.  

Ainsi, si la République est en théorie un simple mode d’organisation du pouvoir politique dans la Cité, il est clair qu’elle a pris une dimension supérieure et s’est enrichie d’un certain nombre de valeurs et de symboles. On pourrait notamment citer dès la Première République le drapeau tricolore, Marianne, la devise, ou l’idée de la nation, puis plus tard, avec la Troisième, les principes d’universalisme et de laïcité. Une certaine idée de la République qui est rappelée dès l’article premier de la Constitution de la Cinquième : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

Une notion noble progressivement vidée de sa substance

En théorie, la République est donc une notion chargée d’histoire et de philosophie politique que chaque nation s’approprie à sa manière, l’enrichissant à mesure que le temps passe, de certains attributs. Aussi, il est incorrect de prétendre qu’en France, la République n’est rien d’autre qu’un mode d’organisation des pouvoirs. Or, il est également contre-productif de vouloir lui accoler trop de principes et de lui faire infiltrer toutes les sphères de la vie politique. C’est pourtant ce qu’il se passe dans le débat public depuis plusieurs années. Il en résulte qu’à force d’être utilisée à tort et à travers et brandie en toutes circonstances, la République a perdu son sens noble et s’est peu à peu vidée de son sens.

Cette tendance a peut-être émergé au début des années 2000 avec la constitution, en 2002 du « front républicain » contre Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle. Depuis, cette idée est restée sous-jacente et est régulièrement brandie contre les candidats du Rassemblement National (voire, plus récemment contre des candidats de gauche radicale, nous y reviendrons). Mais, en s’y penchant davantage, on se rend compte qu’elle n’a plus aucun sens. Il s’agit au mieux d’une ignorance de ce qu’est la République, au pire d’une rhétorique politique malhonnête de front contre le RN. En quoi Marine Le Pen est-elle anti-républicaine ? L’honnêteté intellectuelle pousse à dire qu’il est clair qu’elle n’a pas pour ambition de renverser le régime, d’instaurer une dictature et que, si elle arrivait au pouvoir, la République ne serait pas en danger. Sans doute que cette rhétorique du « front républicain » est une astuce des élites politiques installées au pouvoir pour vouer aux gémonies un parti et une candidate « populiste » qui les effraie.

Il existe pléthore d’exemples de manifestations absurdes d’autoglorification républicaine pour qui suit un tant soit peu l’actualité et les débats politiques. L’exemple le plus parlant et le plus drôle est sans doute celui de Jean-Michel Blanquer, qui avait déclaré, suite à une polémique sur les tenues des filles à l’école, qu’il fallait venir « habillé de façon républicaine ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien, évidemment. Blanquer ne savait sans doute pas quoi répondre et, ayant peur de passer pour un réac’, a utilisé cette formule fourre-tout pour s’en sortir. Dommage… Cette fois-ci c’était trop gros et à peu près tout le monde a relevé que cette phrase n’avait aucun sens.

Là, l’ultimatum est très clair : Valérie Pécresse incarne la République et ne pas voter pour elle, c’est être du côté des fossoyeurs de la République.

Dans cette campagne présidentielle, marquée par un niveau des débats plus bas que jamais, nous sommes abondamment servis en termes de formules creuses. Par exemple, Yannick Jadot affirme que s’il était élu, le ministère de l’Intérieur deviendrait le « ministère de la protection républicaine ». Quelle différence ? Aucune. Quel est le sens ? Dans le fond, aucun, mais dans la forme, cela lui permet de rappeler à qui ne le saurait pas qu’il est un fervent défenseur de la République et que lui maintiendra « l’ordre républicain », selon une formule très usitée et chère à Darmanin. Prenons un second exemple. Interviewé à la suite du scandale récent des maisons de retraites Orpea, Fabien Roussel répond : « Il n’est pas question que dans notre pays, en France, en République, il y ait des profits, de l’argent fait sur le dos de nos aînés ». Pourquoi « en République » ? Est-ce que cela voudrait dire que le fait d’avoir des maisons de retraites privées est fondamentalement incompatible avec un régime républicain ? Cela n’aurait pas tellement de sens… La vérité est qu’il est tellement devenu un mot creux qu’il a été ajouté aux éléments de langage des politiques et qu’il peut être prononcé à n’importe quel moment, dans n’importe quel contexte, sans que personne ne s’interroge.

Les deux exemples sont tirés de déclarations de candidats de gauche mais, évidemment, la droite n’est pas exempte de reproches. Au-delà de Blanquer, les macronistes utilisent cette notion très régulièrement (Darmanin, Schiappa, Attal, etc.). Cette formule leur sert sans doute à camoufler le vide idéologique qui se cache derrière le « en même temps ». Après tout, même si on n’y comprend rien, on peut être sûr qu’ils sont les plus républicains… Prenons enfin un dernier exemple, cette fois-ci tiré de la campagne des régionales de 2021. Au second tour des régionales de 2021, Pécresse s’est retrouvée face à une coalition PS-EELV-LFI. Au micro de France Inter, elle lançait alors un appel à « la mobilisation de tous les républicains sincères » derrière elle et présentait le vote de la manière suivante : « est-ce que vous voulez la République ou est-ce que vous votez contre la République ? ». Là, l’ultimatum est très clair : Valérie Pécresse incarne la République et ne pas voter pour elle, c’est être du côté des fossoyeurs de la République. On pourra noter au passage que cette fois-ci, l’appel au front républicain se mobilise contre la gauche.

Vers une fusion de la France dans la République ?

A cause de la centralité que prend le mot « République » dans les discours politiques, on remarque peu à peu qu’il tend à se confondre avec le mot « France ». Curieux, car comme le rappelle l’essayiste et journaliste François Bousquet, « La République n’est que la forme qu’a prise la France pendant une période de son histoire […] donc il y a une antériorité de la France ». Il poursuit en ajoutant que les soldats de la première guerre mondiale ne se sont pas battus pour défendre la République mais bien leur patrie, la France. Peut-être est-ce désuet de parler de France, ou trop conservateur, mais il me semble que tous ces hommes participent à la vie politique, qui se font élire, s’engagent pour la France ? Les candidats à la présidence de la république française veulent gouverner et représenter la France avant la République ? Sinon, pourquoi n’iraient-ils pas se présenter avec la même ferveur dans les innombrables autres républiques qui existent ?

Dans cette campagne présidentielle médiocre, ce débat est survenu car Zemmour a pris l’habitude de ponctuer ses discours par la formule « Vive la République, et surtout vive la France ! ». Mais quel genre de réactionnaire infréquentable est-il pour oser affirmer qu’il aime la France avant d’aimer la République ? Dans une discussion avec Alexis Corbière à ce propos, le 16 décembre, ce dernier a montré que France et République étaient pour lui la même chose. « Moi j’aime la République », affirmait-il. « Moi j’aime la France », lui répond Zemmour. Corbière poursuit en criant « Moi la France, je l’aime notamment parce que c’est une République, parce que la France de Vichy je ne l’aime pas, la France de 700 ans de monarchie je ne l’aime pas ». Dommage pour un professeur d’histoire… Alors peut-être faudrait-il enseigner l’histoire de la République à la place de l’histoire de France ? Le programme serait assurément plus léger ; il commencerait à partir de 1789 et prendrait soin d’ôter toutes les périodes non républicaines.

Quand l’invective remplace le dialogue et le désaccord construit, la liberté d’expression est mal en point… 

Finalement, il est clair que le mot « République » est un mot creux, à la mode, brandi à tort et à travers dans un débat public où pour assurer sa survie il faut réussir prouver qu’on est républicain, même un peu plus que les autres. Pour être accepté, pour être un adversaire respectable, il faut montrer patte blanche et le but de la lutte politique revient à exclure les autres du cadre de la respectabilité en les accablant de la pire accusation qui soit : « Vous n’êtes pas républicain ! ». Il semblerait que la notion se vide de son sens en même temps que le niveau intellectuel de nos politiques décroît.

Il est d’ailleurs intéressant de tracer un parallèle avec les notions de « populisme » et de « fascisme » (ou « facho ») qui ont, de la même manière, été vidées de toute leur substance politique et de toute leur historicité. Elles ne sont désormais uniquement utilisées dans le cadre de l’invective pour, une fois encore, exclure certains adversaires du cadre du débat public respectable. Tout ceci est déplorable puisque la base de la démocratie est de constituer un espace de liberté d’expression où se confrontent les opinions politiques divergentes. Être démocrate, c’est accepter le désaccord et surtout, accepter qu’autrui puisse avoir l’intelligence et la rationalité nécessaire pour défendre une opinion différente. Quand l’invective remplace le dialogue et le désaccord construit, la liberté d’expression est mal en point… 

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Le militantisme dans la recherche

Science, militantisme, ou les deux ?

Chers lecteurs, nous devons examiner une tendance actuelle. Nous allons évoquer le militantisme dans la recherche en sciences humaines. Pourquoi ce sujet si précis ? Parce que la science donne le ton de la société, parce qu’elle l’infiltre, parce qu’elle forme les pensées de nos enfants, a forgé les nôtres. Elle doit donc permettre aux enfants de construire leur personnalité et non l’inverse. Je veux dire que l’école doit former les cerveaux et donner des bornes à ne pas dépasser à nos enfants. Sauf qu’en réalité l’institution scolaire est construite ou déconstruite par la science. Si elle inculque sa déconstruction à nos enfants, ils ne seront plus construits eux-mêmes, seront perdus car l’horizon des possibles leur sera infini, sans borne, sans limite (ce qui est incompatible avec la vie en société). La science est donc la base d’une société. Pour qu’elle fonctionne convenablement, il faut que la recherche scientifique soit. Nous allons voir qu’en réalité… ce n’est malheureusement pas toujours le cas.

Une recherche militante

La sociologie intersectionnelle. Ou devrait-on dire la recherche en sciences humaines intersectionnelle tant ce courant est répandu. Cela n’a peut-être pas de signification particulière pour certains d’entre vous. Il s’agit d’un courant de recherche qui devient petit à petit hégémonique. Il affirme que toutes les parties minoritaires de la société sont dominées, en pointant du doigt particulièrement « l’homme blanc hétérosexuel cisgenre » dans une novlangue habituelle, parlant je l’imagine à tout un chacun bien entendu. Néanmoins, nous devons préciser que cela veut dire l’homme blanc (critère racial inscrit donc) hétérosexuel (stigmatisation de l’orientation sexuelle) et se définissant comme homme. Que ce soit en histoire, en géographie, en économie, en sociologie, en psychologie etc… le mal de l’histoire, des temps modernes, de l’espace social, des constructions psychologiques viendrait donc de l’homme blanc. Cette sociologie se veut « déconstructrice » des valeurs portées par les sociétés en définissant le patriarcat, le racisme systémique, le privilège blanc également. Malheureusement, ce courant brandit le bouclier « je suis la science, il ne faut donc pas me remettre en question ». Pourtant tout scientifique qui se respecte vous répondra « il n’y a pas de vérité absolue ». J’entendais un professeur d’histoire qui expliquait durant ses cours de travaux dirigés qu’il n’y avait pas de « vérité historique »… le problème est que ces mêmes scientifiques relativistes n’appliquent pas leur doxa à leur propre recherche. Notre angle d’attaque se trouve exactement ici. En effet, la science doit être remise en question pour avancer vers l’infini et au-delà. Tout le problème des sciences humaines actuelles réside ici. Elle refuse d’être remise en question. Tout devient agression lorsque la contradiction arrive. 

Regardons ce qu’explique Eugénie Bastié dans un ouvrage particulièrement important d’après moi, s’intitulant La guerre des idées. Cela va dans notre sens. « Cette hégémonie sans partage est propice au sectarisme. L’incroyable arrogance du professeur au Collège de France (parlant de Pierre Nora ici, professeur d’Histoire au collège de France, la crème de la recherche française) se retrouve chez ses héritiers, toujours prompts à mépriser leurs adversaires à qui ils dénient toute scientificité. Car là est bien toute l’habileté des tenants de la pensée critique : tout en étant ouvertement militants (reprenant le mot d’ordre de Bourdieu « la sociologie est un sport de combat »), ils s’arrogent le monopole de la science, tout en soumettant leur discipline à un objectif idéologique, ils dénient toute légitimité à une autre vision du monde que la leur. ». Ici, elle parlait du fait que les chercheurs en sciences humaines faisant partie de ce courant hégémonique sont méprisants envers ceux qui pensent différemment. Ceci est une constante dans le milieu universitaire. 

Parlons d’une scène du vécu pure et simple. Une autre professeur d’histoire de la Sorbonne nous avait expliqué durant les heures de travaux dirigés que le journalisme était à prendre avec des pincettes pour la simple raison qu’il ne s’agit pas de travaux scientifiques. Il faut avant tout expliquer que dans le cadre d’un travail de recherche au sein d’une université, le travail journalistique n’est pas le mieux placé pour servir de référence bibliographique. Néanmoins cette doctorante ne parlait pas de cela dans une optique scientifique, elle critiquait et effaçait la légitimité du journalisme. Pourtant, cela nécessite un important travail soit de terrain, soit de documentation ou les deux en même temps. Le snobisme de l’intelligentsia scientifique est donc palpable et ne date pas d’aujourd’hui, certes. Mais lorsque cette dernière fait de la science une entreprise militante, cela devient problématique pour la société.

Comme nous le verrons après, les recherches en sciences humaines sont actuellement des mines militantes plus que scientifiques. Le problème est qu’en décrédibilisant les journalistes, ils affirment qu’il ne faut considérer que le propos des chercheurs, ce qui s’avère problématique lorsque ces derniers militent et politisent les recherches (sans parler de la tendance totalitaire clairement exprimée ici). En effet, en invitant à éviter le propos des journalistes, les chercheurs mettent en place une forme de dictature de l’idée. Il faut craindre qu’à terme cette hermétisation de la parole scientifique puisse la mener tout simplement à sa propre perte, puisque sans critique la science n’est plus…

Un manque de remise en question du fait de la mise en place d’une idéologie

Pour revenir aux propos de Madame Bastié, elle avance également ceci : « Pour les intellectuels de la pensée critique, je suis un “essayiste”, dit Marcel Gauchet d’un air rieur, ils croient ainsi me délégitimer. Tout ça vient de Bourdieu qui a créé le vocabulaire de cet univers académique totalement refermé sur lui-même. Bourdieu a été le personnage le plus toxique de la vie intellectuelle en France depuis 1945. Lui-même n’était qu’un militant qui mettait la science au service de ses passions. Il a donné un alibi au repli de l’université sur elle-même dans son ultra spécialisation. ». Je trouve que ceci est la base du problème de la recherche en sciences humaines en France : on met la science au service d’une idéologie. Elle devient biaisée par des tenants extérieurs à la scientificité. Elle est donc fausse puisqu’elle est touchée par des aversions sentimentales. 

Nathalie Heinich, sociologue largement remise en question aujourd’hui par la plupart de ses pairs, vous comprendrez pourquoi, a parfaitement décrit ce phénomène dans son essai Ce que le militantisme fait à la recherche. La philosophe décrit le monde universitaire devenant de plus en plus militant dans ce court ouvrage. Le souci est que ce dernier est censé rester ouvert, car la science ne doit pas servir le militantisme mais doit aider à élargir la connaissance. Lorsqu’on entre dans le militantisme, il ne s’agit pas de la vérité qui est défendue. Si elle devient militante, la science humaine ne construit donc plus de connaissances mais met sur pied des armes politiques, menant donc à la mort de la science. 

Des revues scientifiques comme Philo magazine tirent la sonnette d’alarme sur ce phénomène. Olivier Beaud a accepté une interview dans un numéro de ce titre de presse en novembre 2021. Il y parle de son récent ouvrage dans lequel il développe le concept de liberté académique. Le juriste informe ici d’un premier biais qui consiste en la mainmise de l’administration universitaire sur ses chercheurs. Elle contrôle toutes leurs interventions médiatiques, les interdit si elles « mettent à mal l’image de l’université » par exemple. Dans un autre article, Philosophie Magazine examine l’épineuse question de « l’islamo-gauchisme » que Frédérique Vidal avait remise au goût du jour début 2021. En examinant les cinq piliers de la recherche scientifique, la parution pose un constat que nous devrions faire. La recherche, comme nous l’avons expliqué, doit poser une cloison entre elle-même et le militantisme. Sauf qu’un grand nombre de chercheurs ont pris des positions politiques et cela depuis un grand nombre d’années. Citons Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Judith Butler et j’en passe. 

Bien entendu, les chercheurs restent des humains ayant des convictions. S’ils respectent la démarche scientifique et la critique de leurs confrères et consœurs, alors leur militantisme ne pose a priori pas de problème. En revanche, récemment, une tribune publiée dans le Figaro magazine par un collège de scientifiques explique que même cette barrière n’est plus respectée. Du moins, pour eux, une critique dans la recherche d’un pair qui serait du courant majoritaire pourrait s’apparenter à un suicide professionnel. Enfin, ce qui paraît plus problématique pour notre futur concerne les étudiants en master de recherche que ce même article n’épargne pas. En effet, pour Olivier Beaud, le même professeur de Sciences Po Paris interviewé dans cet article, le plus inquiétant résiderait dans le futur. Il déplore qu’il a de plus en plus de mal à faire remarquer la différence entre recherche et militantisme à ses étudiants. Il écrit cela : « Et quand un malheureux prof demande à un étudiant de s’en tenir à l’objectivité scientifique et à la neutralité idéologique dans son travail de fin d’année, n’est-ce pas parce que l’enseignant est un allié de la bourgeoisie dominante et qu’il veut fermer la voie à toute pensée contestataire ? ». Les élèves dénoncent ce que le professeur met lui-même en avant dans ses propres recherches à la seule différence que ce dernier enseigne une « bonne » manière de chercher. Il n’essaie pas de les dominer socialement. Ces futurs chercheurs nous annoncent donc une vérité certaine dans les prochaines années. De plus, l’actualité donne raison à ces constats…

Un milieu décrié par une partie du corps professoral

Tout ceci fait directement écho à l’actualité, quelques semaines après la suspension de Klaus Kinzler de sa fonction de professeur d’allemand à l’IEP de Grenoble. Rappelons rapidement l’affaire. En mars 2021, il avait refusé que dans le nom d’une journée organisée par l’IEP « l’islamophobie » soit inscrite aux côtés des termes « racisme » et « antisémitisme », puisqu’à raison l’islamophobie est une discrimination envers une religion, pas contre des « races » comme le titre l’avançait. A la suite de cela, son nom ainsi que celui d’un de ses collègues avaient été placardés sur les murs de l’école et cela par des étudiants dont nous venons d’expliquer le profil. Quelques mois après l’attentat islamiste contre Samuel Paty, ces placardages étaient mal venus… Il faut savoir également que peu de professeurs de l’école ont soutenu leur collègue. Ils ont préféré dire que M. Kinzler avait tenu des propos « limites », légitimant donc les actes immondes des étudiants. Le principal intéressé explique finalement que ceci est peu déroutant car pour lui la recherche a perdu de son aspect scientifique. Lui, le chercheur de gauche relevant d’un profil type que l’on reconnaît aujourd’hui dans nos universités, accepte d’expliquer que son métier n’a pas la valeur qui lui est attribuée. Le simple fait que ses acolytes habituels ne l’aient pas soutenu donne raison à cet enseignant.

Pour finir sur ce thème épineux, il faut avouer qu’elle ressort des vérités sur notre société. Ce qui est plus problématique, c’est son aspect hégémonique et le fait que ce courant porte des idéologies. Elle tend vers une science militante qui ne met en avant que ce qui l’arrange. Cependant, rien ne sert de dramatiser. Ce phénomène ne concerne absolument pas tous les scientifiques mais plutôt un mouvement. Toutes les disciplines universitaires ne sont pas touchées par le militantisme et il ne faut pas perdre la confiance que nous accordons habituellement à la science. Nonobstant, mettre en lumière ces phénomènes peut permettre d’avancer, tandis que tout passer sous silence ne sert personne.

Les thèmes de campagne pour 2022 (#2) : Le pouvoir d’achat – Partie II

Quelles solutions envisageables pour répondre au manque de pouvoir d’achat ?

Dans la première partie consacrée à cette thématique du pouvoir d’achat, nous revenions sur la définition de ce concept et tentions de comprendre pour quelles raisons cet enjeu s’avère fondamental pour les prochaines élections présidentielles. Après avoir dressé le constat, il s’agit dans cette seconde partie d’analyser les mesures qui peuvent être mises en place en France pour augmenter le pouvoir d’achat des citoyens, en s’appuyant notamment sur les propositions des candidats à la présidentielle de 2022.

Lucas Da Silva

Emilien Pouchin

Quelles idées retrouve-t-on généralement pour augmenter le pouvoir d’achat ?

Avant de se pencher précisément sur les mesures politiques que l’on retrouve chez les candidats à la prochaine grande élection nationale, il est intéressant d’analyser les deux principales propositions générales – ayant pour but d’améliorer le pouvoir d’achat des Français – qui reviennent régulièrement dans le débat public.

Augmenter les salaires :

C’est la proposition sociale par excellence, et qui est évidemment reprise par la majorité des candidats de gauche à chaque élection. Pour autant, il ne faut pas oublier (comme nous l’expliquions dans la première partie) que la revalorisation des salaires ne rime pas nécessairement avec une hausse du pouvoir d’achat. En effet, il est évident que si les prix globaux des biens et des services s’accroissaient également en parallèle, l’augmentation des salaires n’améliorerait pas la condition de vie des individus… Or, en l’occurrence, comme nous l’écrivions dans la partie 1, c’est l’inverse qui se produit actuellement : « si les Français ont majoritairement le sentiment de voir leur pouvoir d’achat baisser, c’est qu’ils constatent une forte augmentation des prix (des carburants, du gaz, de l’électricité…) qui n’est pas nécessairement corrélée à une hausse de leurs revenus. ».

A l’inverse, comme cela a été rappelé, le pouvoir d’achat des individus peut baisser alors que leurs revenus peuvent augmenter en parallèle. Ainsi, il ne faut pas penser que le niveau de vie des citoyens s’améliore mécaniquement en même temps que leurs revenus puisque les prix peuvent augmenter davantage.

Malgré ce risque d’inflation que pourrait causer la hausse des salaires, les candidats de gauche estiment généralement qu’il faut revaloriser le travail en rémunérant davantage les salariés – en augmentant le SMIC par exemple – et les fonctionnaires afin de leur permettre de vivre plus dignement. Dans une économie de marché, rappelons qu’une telle mesure doit évidemment être accompagnée d’une croissance économique suffisamment forte pour que les entreprises puissent payer davantage leurs employés. On peut d’ailleurs penser qu’une hausse des salaires permettrait de favoriser la consommation des individus et donc de soutenir la croissance. 

Baisser les taxes et/ou les impôts :

Cette fois-ci, c’est une mesure caractéristique de la pensée libérale, que l’on retrouve donc le plus souvent à droite aujourd’hui et qui est généralement partagée par le centre. Cela apparaissait d’ailleurs parmi les mesures phares du candidat Emmanuel Macron en 2017 : l’exonération de la taxe d’habitation pour les classes moyennes et populaires (4 Français sur 5) ou encore la suppression de l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune). Derrière ces politiques se cache une logique qui consiste à baisser le « poids » et le rôle de l’Etat dans l’économie, en réduisant notamment ses recettes fiscales, afin de donner théoriquement plus de « liberté » à l’individu au sein du marché. Cela semble d’ailleurs très cohérent : si le gouvernement fait en sorte que les taxes et les impôts pèsent moins sur le quotidien des citoyens, ceux-ci gagneraient naturellement en pouvoir d’achat. 

Dans le contexte actuel de hausse des prix – entre autres – dans le secteur de l’énergie (électricité, gaz, carburants…), la proposition d’abaisser certaines taxes telles que la TVA revient en force. La principale limite à cette idée est l’atteinte qu’elle porte aux finances publiques puisqu’il est évident que le fait de baisser de quelques centimes les taxes (ce qui n’améliorerait sensiblement pas le pouvoir d’achat des Français) ferait perdre plusieurs milliards d’euros à l’Etat. Ainsi, cela se répercuterait inévitablement sur la qualité des services publics et des aides sociales de notre pays.

Par ailleurs, en plus des taxes sur la consommation telles que la TVA, certaines personnalités libérales et/ou classées à droite de l’échiquier politique optent pour une autre solution que celle traditionnellement préconisée par la gauche. Plutôt que d’augmenter directement les salaires, celles-ci expliquent qu’il faut au contraire réduire le coût des impôts pour les entreprises (ce qui, théoriquement, leur laisserait plus de marge et les encouragerait à rémunérer davantage leurs employés) ou bien baisser les cotisations sociales des travailleurs afin d’augmenter le salaire net. Le problème majeur de cette mesure étant que les « charges salariales » permettent de financer la couverture sociale (en cas de maladie, d’accident, de chômage…) des employés et donc de leur assurer une protection. Ainsi, réduire ces cotisations reviendrait logiquement à affaiblir la qualité de leur couverture sociale.  

En outre, nous aurions pu traiter d’autres mesures qui reviennent fréquemment dans les débats politiques pour renforcer le pouvoir d’achat des Français : pensons notamment au revenu universel (ou « de base »), au blocage de certains prix de biens essentiels, à la baisse du prix du logement, ou encore à l’augmentation de la durée légale du travail. Ce sont autant de propositions qui ont le mérite de repenser la société pour offrir plus de libertés d’action aux citoyens. En attendant, nous avons fait le choix de retenir les deux principales mesures qui divisent généralement la gauche et la droite, avant de regarder dans le détail les propositions des candidats à la présidentielle de 2022. 

Quelles propositions des candidats à la présidentielle ?

Nous sommes désormais à seulement quelques mois de l’échéance présidentielle et, nous l’avons vu, le pouvoir d’achat est un sujet central, comme souvent, pour les Français. Si tous les programmes ne sont pas sortis, et certains candidats pas encore déclarés, nous proposons tout de même une vue d’ensemble sur la multitude de propositions qui sont faites pour remédier à cette problématique majeure.

La gauche, qui semble vouloir se faire remarquer dans cette élection par l’alignement d’un nombre record de candidats, a compris l’importance de cet enjeu et propose des solutions variées. Ainsi qu’il l’a été exposé précédemment, les différents candidats semblent se retrouver sur l’idée que l’augmentation des salaires augmenterait le pouvoir d’achat. L’augmentation du SMIC semble être un consensus. Reste à savoir de combien ? Jadot propose de l’augmenter de 2% par an sur le quinquennat, Mélenchon de le monter à 1400 euros nets (+11%) ou Hidalgo à 1450 euros (+15%). La palme de la plus grosse augmentation revient à Fabien Roussel, qui propose un salaire minimum à 1800 euros net. En plus du SMIC, ces candidats réclament une revalorisation des salaires, que ce soit ceux des fonctionnaires ou des plus précaires. Hidalgo souhaite par exemple augmenter de 15% le revenu de toutes les personnes “invisibles”, mises en lumière par la crise : soignants, caissières, etc. et, après avoir voulu le doubler, amener le salaire des professeurs débutants (actuellement à 1700€) à la moyenne des bac+5 (2300€). Le candidat du PCF, se présentant comme représentant de la gauche du travail, souhaite quant à lui augmenter tous les salaires, malgré une baisse du travail hebdomadaire à 32h. 

L’idée d’un revenu universel, popularisée dans le débat politique par Benoît Hamon en 2017, a également été reprise par certains candidats de gauche, y voyant le moyen d’assurer un revenu minimal décent pour de nombreuses personnes en difficulté. La précarité étudiante ayant été largement médiatisée du fait de la crise Covid, cette catégorie de la population a été intégrée aux personnes pouvant bénéficier de ce type de mesures. Yannick Jadot propose ainsi de fusionner le RSA et la prime d’activité afin de pouvoir offrir un “revenu citoyen” à la fois pour les étudiants et les adultes en situation de précarité. Fabien Roussel et Christiane Taubira ont également inscrit dans leur programme un revenu étudiant, dont la somme est respectivement de 850 et 800€.

En parallèle de cela, certains candidats ont pris en compte l’aggravation de la pauvreté qui a été engendrée par la crise du Covid pour les personnes qui étaient déjà en situation de précarité. Le rapport du Secours catholique (dont nous avons parlé dans la première partie) révélait que les dépenses d’énergie et d’alimentation servaient de variable d’ajustement pour terminer les fins de mois pour de nombreuses familles dont le pouvoir d’achat était trop faible. Face à cette situation, certains candidats proposent un contrôle ou un blocage des prix de certains produits de première nécessité, qui sont indispensables pour vivre mais dont l’augmentation affecte trop le pouvoir d’achat. Une telle mesure a par exemple été prise entre mars 2020 et juin 2021 pour encadrer les prix du gel hydroalcoolique et éviter toute spéculation. Ainsi, Fabien Roussel propose la nationalisation d’EDF et d’Engie pour que l’Etat puisse contrôler les prix de l’énergie et Anne Hidalgo une baisse des taxes sur les produits énergétiques. Jean-Luc Mélenchon avance un blocage des prix du gaz, de l’électricité et de certains produits d’alimentation. Kuzmanovic lie quant à lui pouvoir d’achat et une consommation locale et écologique par la suppression de la TVA pour les achats de première nécessité et les aliments produits en France et respectueux de l’environnement. 

Dans une recherche de solutions pour allier urgence sociale et urgence écologique, l’idée d’un plan d’investissement massif dans l’isolation des logements figure dans les programmes de Jean-Luc Mélenchon, Pierre Larrouturou (candidat à la Primaire populaire) et Yannick Jadot. Ce dernier estime qu’une telle mesure serait à même d’offrir un “treizième mois” aux Français en réduisant considérablement les dépenses énergétiques. 

Il est clair que la plupart des mesures de la gauche pour remédier au problème du pouvoir d’achat engagent de fortes dépenses de la part de l’Etat. Dans une logique keynésienne, ces candidats postulent que des investissements publics massifs de l’Etat, notamment dans les salaires, sont à même de créer un choc de demande capable d’initier un cycle vertueux de reprise économique. Or, le pari est qu’il faut que cette reprise soit suffisamment importante pour que l’Etat puisse combler toutes les dépenses qu’il a initialement engagées. Par ailleurs, l’augmentation des dépenses de l’Etat sera en partie financée par une augmentation de l’imposition sur les plus fortunés : rétablissement de l’ISF, impôt spécial Covid (Roussel), taxation sur les transactions financières (Mélenchon), etc.

En ce qui concerne la droite, la mesure qui est évidemment la plus plébiscitée est celle d’augmenter les salaires nets en baissant les cotisations salariales ou patronales. Cette idée est partagée par Eric Zemmour, Nicolas Dupont-Aignan, Valérie Pécresse (qui espère ainsi revaloriser de 10% tous les salaires inférieurs à 3000€ net en baissant les charges salariales) et Marine Le Pen (qui propose un gel sur l’augmentation des charges patronales pour toutes les entreprises qui augmentent leurs salariés jusqu’à 10% et pour tous les salaires jusqu’à 3 fois le SMIC). Cette dernière explique que cette solution permet d’augmenter les salaires sans peser sur les patrons (grâce à un “manque à gagner pour l’Etat”), pour qui une augmentation du SMIC pourrait, surtout dans les petites entreprises, être très dure à encaisser. Il s’agit là d’une mesure classique de la droite, qui entend réhausser le niveau de vie en baissant les impôts qui pèsent sur les salaires ou sur les employeurs. Le pari de telles mesures est une nouvelle fois de relancer l’activité économique par le pouvoir d’achat, qui devrait compenser, au moins en partie, la perte de revenus pour l’Etat. 

Une mesure est accompagnée par différentes propositions traditionnelles à droite, répondant à la logique du “travailler plus pour gagner plus”. Parmi celles-ci, l’exonération d’impôts sur les heures supplémentaires (Zemmour), l’assouplissement des 35h hebdomadaires (Dupont-Aignan), le retour aux 39 heures (Pécresse) ou encore le recul de l’âge de départ à la retraite et la revalorisation des petites retraites. Jean Lassalle espère de son côté baisser les impôts pour toutes les classes moyennes et les familles, qui en portent une trop grande partie de la charge. Une mesure qui serait financée par l’argent récupéré par la lutte contre la fraude fiscale.

Certaines propositions sont toutefois partagées avec la gauche. Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan entendent par exemple faire un geste à l’endroit des Français les plus modestes en limitant les dépenses d’énergie et d’usage de la voiture. Les deux candidats se retrouvent avec l’ex-candidat Arnaud Montebourg sur l’idée de nationaliser les autoroutes, ainsi que sur la baisse des taxes sur le carburant. Dupont-Aignan dénonce un Etat qui s’enrichit par la vente d’un produit vital doublement taxé (TICPE et TVA) sur le dos des plus pauvres et veut ainsi supprimer l’un des deux impôts. Marine Le Pen entend baisser la TVA de 20 à 5,5% sur les biens de première nécessité : l’énergie et le carburant, une proposition partagée par son ancien allié Florian Philippot

Eric Zemmour avance quant à lui une solution assez originale. Il lie les sujets de la politique familiale et du pouvoir d’achat. En proposant l’universalité des allocations familiales et une baisse de l’impôt sur le revenu par le doublement du plafond du quotient familial, Zemmour redonne du pouvoir d’achat à toutes les familles, incitant par la même occasion des familles réticentes à constituer des familles nombreuses à franchir le pas.

Non, le concept de souveraineté n’a aucun sens – Partie II

Ou de l’importance du bien commun dans une société

Cet article est la deuxième partie de ma réponse au très bon podcast d’Emilien et Elodie en compagnie de Paul Melun sur le sujet du souverainisme. Si la lecture de la première partie n’est pas obligatoire pour comprendre cet article, je vous encourage cependant à (re)lire la première partie, puisque de nombreux thèmes développés ici y sont définis. L’analyse avancée ici s’appuie en partie sur l’ouvrage « Souveraineté et Désordre Politique » de Guilhem Golfin, dont je ne peux que vous recommander la lecture. J’ai tout fait pour vulgariser les concepts politiques abordés ici, de manière à ce qu’ils soient à la portée du plus grand nombre.

Maxime Feyssac

La dernière fois nous avions vu pourquoi le principe de souveraineté tel qu’imaginé par Bodin, et le souverainisme moderne de manière générale, était une impasse intellectuelle qui ne nous permettrait pas de sortir de notre crise politique et sociale actuelle. J’avais évoqué brièvement le fait que la pensée souverainiste comme exaltation de l’Etat-Nation (coucou Zemmour) n’était qu’une construction intellectuelle artificielle au service de ce qu’on appelle le matérialisme ; même matérialisme qui est à l’origine de notre perte de repères moraux.

Alors on va partir sur des bases communes : qu’est-ce que le matérialisme ? Le matérialisme est un système philosophique qui soutient non seulement que toute chose est composée de matière mais que, fondamentalement, tout phénomène résulte d’interactions matérielles. En gros : nous ne sommes que des atomes en mouvement dans un univers infini, il n’existe pas de règles morales supérieures, et c’est à l’Homme de se fixer ses propres règles de conduite de vie en société. C’est ce qu’on peut appeler un relativisme moral.

En quoi la théorie de Bodin est-elle au service de ce relativisme moral ? Tout d’abord car il abandonne le principe de bien commun (tel que décrit par Aristote, Saint Thomas d’Aquin ou encore Saint Augustin) qui faisait jusque-là office de règle morale supérieure, d’autorité supérieure à celle des gouvernants, et il se tourne vers une anthropologie individualiste. Au lieu d’une règle morale supérieure qui surplomberait les Hommes, mais aussi leurs gouvernants (que ce soit des Empereurs, des Rois ou des Présidents), il présente une seule règle : la loi du plus fort. Le pouvoir est légitime car il arrive à s’imposer, et non car il suit une ligne morale particulière. Il s’agit là d’une rupture philosophique et civilisationnelle extrême, dont nous ressentons encore les effets aujourd’hui.

Cette conception du pouvoir et de l’autorité alimente donc l’individualisme, soit une vision d’un homme qui serait en permanence à la recherche de son seul intérêt particulier. Et comment se manifeste cet individualisme dans notre conception moderne de la politique (attention flashback des cours de Français de 1 ère ) : à travers la théorie du contrat social, qui stipule que les hommes à l’état de nature ne sont pas sociaux, et ne se sont réunis que par intérêt matériel (vivre à plusieurs est plus confortable que vivre seul) ; c’est notamment la théorie défendue par Jean-Jacques Rousseau. Pour faire simple : nous vivons ensemble seulement car cela nous apporte un bonheur matériel plus grand que vivre seul. C’est un simple calcul d’intérêt. Sauf que cette théorie (qui nous réduit à l’état de consommateurs égoïstes et solitaires) ne s’appuie sur aucun fondement scientifique. Mais alors aucun.

Problème : toute notre pensée politique moderne repose sur le postulat de ce contrat social. Et cette conception va à l’inverse de la conception qu’avaient nos ancêtres de la politique. La politique, pour eux, reposait sur cette idée avancée par Aristote que l’Homme est un animal social et politique par nature, et qu’il ne saurait vivre seul. Il a, et a toujours eu, besoin de ses semblables, sur le plan matériel mais surtout sur le plan moral (chacun recherche le bien, mais ce n’est qu’ensemble que nous pouvons découvrir ce qu’est véritablement le bien, le bien commun, fruit d’un amour commun). C’est ce qu’écrit Saint Augustin dans La Cité de Dieu lorsqu’il définit ce qu’est un peuple : « Un groupe d’êtres raisonnables, unis entre eux parce qu’ils aiment les mêmes choses ». Il faut le voir de cette façon : seul, vous pouvez bien sûr vous approcher du bien ; après tout, ce n’est pas car vous êtes seul que vous êtes un monstre. Mais c’est seulement en découvrant vos semblables et la multitude des qualités de l’Homme que vous pouvez, ensemble, vous approcher du bien commun.

En ce sens, le bien commun, qui parait si dur à définir, n’est rien d’autre que « l’ensemble des choses qui forment une culture commune et qui sont aimées de concert par tous ceux qui participent à cette culture, lorsque celle-ci est droite, c’est-à-dire lorsqu’elle est composée de réalités qui conduisent l’homme à la vertu » (G.Golfin, “Souveraineté et désordre politique”, Les éditions du cerf, 2017).

Mais avec l’individualisme amené par le souverainisme de Bodin, quid du bien commun et du peuple ? L’époque moderne a renoncé à toute forme de bien commun, et donc renoncé à toute forme de communauté naturelle, c’est-à-dire une communauté fondée sur un accord entre les hommes en vertu de leurs tendances naturelles. Ce qui fait notre unité et la légitimité de notre régime, ce n’est que la force du pouvoir en place.

Cependant, la modernité a trouvé une jolie formule pour cacher le fait que la seule loi qui nous gouverne est celle du plus fort. En effet, bien consciente qu’il est impossible de gouverner seulement par la peur, la modernité mobilise la notion « d’intérêt général », qui n’est rien d’autre que la somme des intérêts individuels (et non pas donc un bien commun à tous); une sorte de bien commun version wish, si vous voulez. Comme le montre Hobbes dans Le Léviathan, c’est le seul moyen pour des individus préoccupés seulement par eux-mêmes de tout de même former une communauté. Les hommes, seuls, sont en situation d’insécurité et de danger perpétuel qui les empêchent de réaliser pleinement leur désir, et ils préfèrent se réunir, quitte à devoir abandonner certains de leurs désirs, pour cependant en réaliser la majorité.

Tel est le drame de l’époque moderne. C’est un peu ce que vous dit votre pote relou quand vous vous plaignez des problèmes de la société : « Bah tu vas faire quoi, allez habiter au milieu des bois tout seul ? ». Avec cette conception, il y a une absence de confiance naturelle entre les hommes : l’autre est nécessairement un danger potentiel. Une telle communauté artificielle fondée sur la seule utilité et la peur ne sera jamais un peuple ; car un calcul intéressé ne produira jamais une identité commune, et ne pourra être qu’une simple somme des individualités. Une telle communauté sera toujours fragile, d’où la nécessité d’un souverain fort désigné par Bodin, qui réunit autorité et puissance, pour tenir tout ce petit monde en place. Et si vous pensez que je sur- interprète, Bodin lui-même écrit « les premiers hommes n’avaient point d’honneur et de vertu plus grande que de tuer, massacrer, voler ou asservir les hommes […] la raison naturelle nous conduit à croire que la force et la violence ont donné source et origine aux Républiques ». Bah oui, c’est logique : puisque nous n’avons aucune règle commune naturelle, aucun point commun fondamental, la seule chose qui peut nous faire nous entendre est la force brute (la loi, la police, le gouvernement).

Il est donc normal que Bodin, en voulant former un peuple avec des individus qui n’ont comme souci qu’eux-mêmes, ne voit comme solution qu’un pouvoir fort imposé. Or, nos Anciens nous rappelaient qu’un peuple tyrannisé n’est précisément plus un peuple.

Car c’est bien l’unité du peuple qui est au fondement de toute société. Lorsque cette unité fut menacée par le protestantisme au XVIème siècle, qui divisait les Français entre catholiques et protestants, c’est cette théorie de la souveraineté moderne basée autour du pouvoir autoritaire qui fut trouvée comme solution. Et aujourd’hui, face à la popularisation de l’islam, cette solution est brandie à nouveau. Si cela a fonctionné à l’époque, pourquoi cela ne fonctionnerait pas aujourd’hui ? Très bien, la question vaut la peine d’être étudiée. En réalité si, il y a cinq siècles lors de la crise culturelle liée au protestantisme, l’Etat est au final sorti renforcé de cette crise et que la société française a pu se réunifier, c’est seulement car la population de l’époque conservait les plus grands fondements de la civilisation occidentale, et que le bouleversement des mœurs lié au protestantisme ne s’est donc fait que de matière progressive sur plusieurs siècles. A comprendre : catholiques et protestants, malgré leurs différences, restent des chrétiens occidentaux blancs avec énormément de choses en commun. Il restait un « terreau culturel commun » et c’est cela qui a pu laisser penser que le principe de souveraineté était efficace en soi et qu’il avait été la solution à ce problème.

Mais il faut en fait regarder le problème à l’envers : ce n’est pas la souveraineté qui a permis de créer l’unité du pays, mais au contraire l’unité du pays qui a permis de créer cette même souveraineté. Et cette unité du pays passait par une culture encore largement commune. Au vu de la population française d’aujourd’hui, cette culture commune est beaucoup plus dure à deviner et à définir. Ce n’est pas un hasard si la théorie de la souveraineté moderne a émergé en France, un des royaumes les plus unifiés d’Europe à l’époque. Alors j’ose le dire, aujourd’hui la souveraineté ne pourra pas nous sauver ; un Etat plus fort ne pourra pas nous sauver ; plus de pouvoir aux institutions ne pourra pas nous sauver (d’ailleurs avec toute cette histoire de crise sanitaire, le gouvernement n’a jamais eu autant de pouvoir sur la vie des gens, au nom d’une autorité sanitaire/morale) ; la seule chose qui pourrait nous sauver serait de reconstituer l’unité de notre peuple. Sans cela, nous sommes irrémédiablement condamnés à nous décomposer, et à vivre face à face.

Petite fiche pour résumer : les deux souverainetés

La première souveraineté fait la synthèse entre la foi chrétienne, dans sa distinction entre le temporel et le spirituel, et la conception politique antique, dans sa distinction entre pouvoir et autorité. L’incarnation de cette synthèse est la « doctrina christiana » telle que décrite par Saint Augustin, et elle affirme le besoin d’une autorité morale ultime qui soit un principe d’unification entre les peuples (européens) ; la souveraineté est alors indissociable de l’Empire ou de l’Eglise comme instance suprême. On comprend mieux à présent toute la traduction de catholique : universel. Loin d’opposer les peuples les uns aux autres, la souveraineté les rapproche et les concilie ; c’est ce regroupement sous des principes universels des mœurs qui permet de créer une communauté naturelle et unifiée. Le génie des médiévaux (qui étaient loin d’être idiots et sales comme on aime le faire croire) a été de dissocier cette instance suprême, cette autorité souveraine, de la puissance publique royale. C’est une façon de soumettre le pouvoir à la morale, et donc de le garder en laisse. Le Roi, aussi puissant soit-il, devait respecter des règles morales qui le dépassaient. En réalité, Emmanuel Macron est bien plus arbitraire et puissant que n’importe quel Roi de l’histoire de France.

La deuxième souveraineté est la synthèse de Bodin entre pouvoir et autorité. Il a aboli la distinction entre morale et puissance publique, en soumettant la morale à la puissance ; le pouvoir est bon car il est fort. Chez Bodin, ce pouvoir se nomme le Prince, mais on pourrait aujourd’hui le nommer Vème République. La faiblesse de cette théorie est de prétendre que l’unité politique ne relève que de la seule soumission au pouvoir. En gros, parce que l’Etat arrive à s’imposer, il est habilité à le faire. Et ça s’appelle comment ça les amis ? Une tautologie.

Vous l’aurez compris, le problème de la souveraineté moderne est qu’elle découle d’une rupture relativiste et matérialiste (je sais ça fait beaucoup de mots) avec les principes mêmes du politique tels qu’énoncés par les Grecs, les Romains, puis les juristes chrétiens. Comment régler ça ? Comment rétablir l’unité du peuple ? Comment revenir à une communauté politique naturelle ? Comment rétablir la confiance entre les hommes autrement que par la loi arbitraire ? Eh bien, comme moi, vous allez devoir vous démerder, car je n’ai toujours pas trouvé la réponse à ces questions.

Cartographie et positionnement des candidats à la présidentielle

Skopeo vous propose une analyse cartographiée et inédite des positions des candidats à l’élection présidentielle de 2022.

Les candidats sur l’axe droite/gauche

Les candidats sur l’axe collectivisme/libéralisme et progressisme/conservatisme

Les candidats sur l’axe Européiste/Souverainiste

Les lieux de naissance des candidats

Les thèmes de campagne pour 2022 (#1) : Le pouvoir d’achat – Partie 1

La baisse du pouvoir d’achat des Français : simple ressenti ou triste réalité ?

Pour débuter cette série ayant pour objectif d’aborder les grandes thématiques qui seront au cœur de l’élection présidentielle de 2022, Skopeo a fait le choix de traiter la question qui se retrouve sans cesse au centre des préoccupations du peuple français : celle du pouvoir d’achat. Sujet vaste mais essentiel, il s’agira dans cette première partie d’aborder les crises que nous avons récemment traversées (les Gilets jaunes et la pandémie), d’expliquer le concept, de confirmer (ou non) la baisse objective du pouvoir d’achat, et enfin de comprendre pourquoi cet enjeu semble si fondamental aujourd’hui aux yeux des Français.

Lucas Da Silva

Emilien Pouchin

Avec les Gilets jaunes et la crise de la Covid-19 : l’irruption de la question du pouvoir d’achat sur la scène politique

Le quinquennat Macron sera marqué par la trace indélébile du mouvement des Gilets Jaunes. Si celui-ci a de nombreuses variables explicatives, que les essayistes et politologues ont essayé de mettre en évidence depuis trois ans (mépris culturel, fracture géographique, crise démocratique, etc.), il est important de garder à l’esprit qu’il est en première instance un mouvement social basé sur des revendications de pouvoir d’achat. Les manifestants qui se sont initialement rassemblés sur les rond-points et dans les centre-villes week-end après week-end représentent “la France  des fins de mois difficiles, la France du salariat, ou de retraités, la France de la petite classe moyenne”. La très forte mobilisation, ainsi que le soutien populaire historique pour un mouvement social (entre 60 et 70% sur les deux premiers mois) a mis en lumière une part très importante de la population qui se sent déclassée. 

Ce mouvement a toutefois progressivement décliné, jusqu’à être rendu impossible par la crise sanitaire et le confinement imposé. Maintenant que nous avons un peu de recul sur les conséquences sociales et économiques de cette crise, il est indéniable qu’elle a largement mis en lumière et creusé les inégalités sociales. Le rapport du Secours catholique sur l’état de la pauvreté en France en 2021 explique que ce sont les plus précaires (étudiants, auto-entrepreneurs, intérimaires, familles mono-parentales, etc.) qui en ont le plus souffert. Pour cette part de la population qui avait déjà des budgets serrés, les imprévus de la crise ont fait monter les charges (dépenses d’énergie, d’alimentation…) et diminuer les revenus. Lorsque la situation devient intenable, ce sont les dépenses d’alimentation et de chauffage qui servent de variables d’ajustement. C’est ainsi qu’en 2020, près de 10% de la population a eu besoin de recourir aux centres de distribution alimentaire. 

Comprendre le concept de « pouvoir d’achat » et ce qu’il recouvre

D’aucuns – membres du gouvernement, économistes, éditorialistes – affirment que le pouvoir d’achat des Français aurait augmenté lors des dernières années. Pour autant, les premiers concernés – c’est-à-dire une majorité du peuple – ressentent l’exact effet inverse et ont le sentiment qu’ils s’appauvrissent d’année en année (la crise des Gilets jaunes nous l’a largement enseigné). Mais avant de se pencher sur les faits objectifs et chiffrables, bien qu’ils soient parfois difficiles à calculer, revenons tout d’abord sur la définition de ce concept que l’on entend au quotidien : le « pouvoir d’achat ». 

Il ne faut pas penser que le niveau de vie des citoyens s’améliore mécaniquement en même temps que leurs revenus

Commençons par jeter un œil à la définition très conventionnelle du Ministère de l’Economie pour y voir plus clair : « Le pouvoir d’achat correspond à la quantité de biens et de services qu’un revenu permet d’acheter. Le pouvoir d’achat dépend alors du niveau du revenu et du niveau des prix. L’évolution du pouvoir d’achat correspond donc à la différence entre l’évolution des revenus des ménages et l’évolution des prix. ». Pour faire simple, ce concept décrit ce que vous êtes en mesure d’acheter en fonction de l’argent dont vous disposez. Ainsi, si le pouvoir d’achat des individus croît, c’est que : soit leur salaire a augmenté (tandis que les prix des biens et des services n’ont pas évolué), soit les prix ont globalement diminué (tandis que les revenus sont restés identiques). On comprend que si les Français ont majoritairement le sentiment de voir leur pouvoir d’achat baisser, c’est qu’ils constatent une forte augmentation des prix (des carburants, du gaz, de l’électricité…) qui n’est pas nécessairement corrélée à une hausse de leurs revenus.

Ce qui peut d’ailleurs paraître paradoxal et ce qui reflète toute l’ambiguïté de la notion, c’est que le pouvoir d’achat des individus peut baisser alors que leurs revenus peuvent augmenter en parallèle. Ainsi, il ne faut pas penser que le niveau de vie des citoyens s’améliore mécaniquement en même temps que leurs revenus puisque les prix peuvent augmenter proportionnellement davantage.

Par ailleurs, il faut bien comprendre que le pouvoir d’achat est une moyenne qui prend en compte l’évolution pour l’ensemble des ménages en France : il calcule la différence entre l’évolution du revenu des ménages et l’évolution de l’indice des prix. Il ne prend donc aucunement compte des inégalités économiques, des écarts d’augmentation des salaires selon les classes sociales, des différences de dépenses entre les ménages les plus modestes et les plus aisés…

Aussi, de nombreuses critiques peuvent être adressées à la mesure du pouvoir d’achat telle qu’elle est produite par l’INSEE. Des économistes tels que Philippe Herlin expliquent que l’inflation (l’augmentation générale des prix) est constamment sous-évaluée dans les calculs ; pour lui, en réalité, le pouvoir d’achat des Français n’a fait que diminuer depuis le milieu des années 1970 (Pouvoir d’achat : Le grand mensonge : une enquête exclusive, 2018). L’économiste, aux côtés d’autres intellectuels tels que le démographe Emmanuel Todd, déplore également que la hausse des prix de l’immobilier ne soit pas prise en compte dans l’indice des prix de l’INSEE alors que cela représente une cause importante de la baisse de « pouvoir d’achat » des Français au cours des dernières années. 

Les Français subissent une baisse de leur pouvoir d’achat : vrai ou faux ?

Emmanuel Macron est-il réellement le Président des riches ? Cette étiquette qui lui colle à la peau est-elle un effet médiatique ou une réalité ? Au-delà des symboles (suppression de l’ISF et baisse des APL), il semblerait que la réalité soit plus mitigée. 

Si l’on en croit le rapport de l’Institut des Politiques Publiques du 16 novembre 2021, le pouvoir d’achat des ménages aurait augmenté de 1,6% durant le quinquennat. En revanche, cette augmentation n’est pas homogène parmi la population. Comme Macron s’y était engagé, ce sont les travailleurs (et les détenteurs de patrimoine) qui ont été le plus privilégiés. Ainsi, les 1% les plus riches ont perçu une augmentation de leurs revenus après prestations de 2,8% sur le quinquennat, ce qui est presque deux fois plus que la moyenne générale. Les 0,1% les plus riches ont quant à eux bénéficié d’une augmentation de 4%. Alors qu’à l’inverse, les 5% les plus pauvres (les seuls à avoir perdu) ont vu leur niveau de vie baisser de 0,5%. De manière générale, on observe que les mesures sont d’autant plus favorables pour les ménages que leur revenu est important. 

Le mouvement des Gilets Jaunes a d’ailleurs réussi à arracher au gouvernement quelques mesures à l’endroit du pouvoir d’achat des plus démunis (défiscalisation des heures supplémentaires, revalorisation du SMIC, annulation de la hausse de la CSG pour les petites retraites, etc.). Peut-être que sans cette mobilisation populaire, le niveau de vie des plus précaires se serait davantage dégradé. 

On observe que les mesures sont d’autant plus favorables pour les ménages que leur revenu est important. 

Depuis le début de la crise sanitaire, le « quoi qu’il en coûte » a permis de préserver le pouvoir d’achat et le tissu économique. Ceci risque d’être de plus en plus compliqué à mesure que l’inflation progresse. La hausse désormais généralisée des prix risque, selon l’INSEE, de faire chuter le pouvoir d’achat des Français de 0,5% au début de l’année 2022. L’année passée, les prix de l’énergie ont flambé (+50% pour le gaz et +27,5 pour le gazole). Les mesures prises par le gouvernement pour lutter contre le poids grandissant de la facture énergétique sont insuffisantes. Le chèque énergie de 100 euros est une mesure ponctuelle, mal répartie et qui ne règlera pas les problèmes structurels de pauvreté. 

Le pouvoir d’achat est aujourd’hui la première préoccupation des Français

On pourra discuter longtemps sur les chiffres, sur les données de l’INSEE, sur les controverses entre économistes… On pourra débattre longtemps sur la différence observable entre la hausse moyenne du pouvoir d’achat (contestable, nous l’avons vu) et le ressenti de la majorité des Français qui ont le sentiment – et cela doit être écouté – de s’appauvrir, il n’en reste pas moins que le « pouvoir d’achat » représente un enjeu essentiel pour les élections à venir. Et aucun candidat n’aura le droit de faire l’économie de ce sujet lorsqu’il s’adressera aux Français durant la campagne présidentielle qui s’annonce. 

Les sondages se multiplient pour illustrer que cette préoccupation grimpe au sommet des sujets d’inquiétude des Français : l’enquête Odoxa réalisée pour France Bleu en octobre dernier qui révèle que les trois quarts des Français (75%) estiment que leur pouvoir d’achat diminue et que ce sujet est naturellement important pour 90% des Français ou encore le sondage Odoxa – FG2A pour Europe 1 de fin novembre dernier qui montre que le pouvoir d’achat (45%) figure en haut du classement des principales préoccupations des Français, devant la santé (30%), l’immigration (25%) ou encore la sécurité (24%).

Ce peuple n’exige pas le luxe et l’opulence, loin de là, il demande simplement que son « seul » véritable droit soit conservé, celui de vivre dans de bonnes conditions

Plus généralement, il faut dire que dans un système politique où le citoyen semble de moins en moins entendu par la classe politicienne, dans un système où le citoyen peut parfois se sentir méprisé et impuissant, dans une société où il n’a son mot à dire qu’à de trop rares occasions alors que le système est dit « démocratique », ce même citoyen aimerait avoir la capacité de se raccrocher à son seul « véritable » pouvoir : son droit de consommer et son droit d’acheter pour vivre dignement. Face à la hausse des prix de produits de première nécessité comme l’essence et l’énergie, il n’est pas étonnant de voir une part majeure de la population française inquiète pour son avenir et celui de ses enfants. Ce peuple n’exige pas le luxe et l’opulence, loin de là, il demande simplement que son « seul » véritable droit soit conservé, celui de vivre dans de bonnes conditions. 

En conclusion de cette première partie, après avoir exposé le problème du pouvoir d’achat et de la pauvreté en France, après avoir illustré à quel point cette thématique était au centre des préoccupations (et des inquiétudes) des Français, nous envisagerons prochainement dans une seconde partie les solutions imaginables pour répondre à cette vaste problématique. 

Les recommandations lecture #3

Recommandations de Pierre Vitali

Le traître et le néant – 2021

Auteurs : Gérard Davet et Fabrice Lhomme

Editions Fayard

Prix : 24,50€

638 pages

Après le livre Sarko m’a tuer, sur la présidence de Nicolas Sarkozy et le livre Un président ne devrait pas dire ça…, sur la présidence de François Hollande, il s’agit du nouveau livre politique sur la présidence d’Emmanuel Macron, par les deux grands reporters du Monde : Gérard Davet et Fabrice Lhomme. 

Alors que la campagne présidentielle commence sans jamais aborder la question du bilan du président sortant, les deux auteurs racontent le pouvoir solitaire d’un homme, habile, éperdu lui-même et révèlent les dessous de la conquête de l’Élysée, puis l’exercice du pouvoir et de sa toute-puissance. Sans aucune idéologie, la trahison semble avoir enfanté le néant.

La France sous nos yeux : économie, paysages, nouveaux modes de vie – 2021

Auteurs : Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely

Editions du Seuil

Prix : 23€

496 pages

Après le succès de l’Archipel français (Seuil, 2019), Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l’IFOP, cherche ici à présenter la France contemporaine. Aux côtés de Jean-Laurent Cassely, journaliste (Slate.fr, L’Express) et essayiste, ce livre dessine les nouvelles réalités et bouleversements économiques, culturels et sociaux de la France depuis les années 1980.

Avec un regard détaillé, sourcé et innovant, les deux auteurs nous invitent à porter un regard nouveau sur cette France recomposée. Il s’agit du livre à lire pour comprendre au mieux les changements sociétaux et donc politiques, actuels et à venir. 

Recommandations de Emilien Pouchin

L’Europe face à l’Islam – Histoire croisée de deux civilisations – 2021

Auteur : Olivier Hanne

Editions Tallandier

Prix : 23€

432 pages

L’historien et islamologue Olivier Hanne se livre ici à un travail historique de comparaison et de mise en relation des civilisations européenne et islamique. Il revient sur les fondements théologiques (le rapport au Livre Saint, au Prophète, au sacré) et politiques (la construction du pouvoir temporel, de la loi, de la nation moderne), ainsi que sur les différentes approches du temps et de la géographie pour comprendre ce qui définit ontologiquement ces deux espaces. Entre oppositions et partages, les sphères d’influence ont rarement été nettement séparées et les deux civilisations se sont souvent définies l’une par rapport à l’autre. En bref, il s’agit là d’un livre bien loin des débats médiatiques et qui étudie en profondeur – à l’aide de l’histoire et de la philosophie -, les identités européenne et islamique.

Eloge des frontières – 2013

Auteur : Régis Debray

Editions Gallimard

Prix : 5,70€

96 pages

Prenant à contre-courant l’idée dominante à gauche de poursuivre la mondialisation et d’abaisser toutes les barrières, Régis Debray écrit ce court manifeste pour réhabiliter les frontières. A l’aide d’une très belle plume et d’une argumentation percutante, il compare la frontière à une membrane vivante, qui laisse passer et qui protège. Elle est ce qui définit une identité, ce qui permet de se sentir chez soi, mais également de s’ouvrir sur le monde, d’accéder à l’universel. La négation de la frontière, souhaitée par l’économisme et le technicisme, est en réalité un projet promu par les élites, qui à la fois détruit les cultures et est nocif pour les plus défavorisés. Voilà une argumentation intéressante dont la gauche devrait se saisir pour renouveler son cadre conceptuel.

Recommandations de Lucas Da Silva

Voyage en Europe : de Charlemagne à nos jours – 2019

Auteur : François Reynaert

Editions Fayard

Prix : 22,50€

320 pages

A l’heure où les replis nationaux et les exacerbations identitaires vont bon train, le journaliste François Reynaert fait ici le choix intelligent d’inviter le lecteur dans un voyage à travers le continent européen : d’Aix-la-Chapelle à Bologne, de Prague à Cracovie, en passant par Versailles, il s’agit de comprendre tout ce qui fonde l’histoire commune des Européens. 

Il est ainsi saisissant de constater que les peuples du Vieux Continent partagent les mêmes racines, ont vécu exactement la même chronologie historique et ont connu des bouleversements communs : le chistianisme, la royauté, la chevalerie et le commerce au Moyen-Age, la conquête du « Nouveau Monde », les guerres de religion, la révolution philosophique et scientifique des Lumières, les révolutions des peuples, l’émergence des nations, la révolution industrielle qui mène l’Europe à dominer le monde, les guerres mondiales… 

Une lecture finalement très instructive et entraînante, regorgeant d’anecdotes historiques plus passionnantes les unes que les autres qui remettent en perspective notre histoire que l’on pense (trop souvent) strictement et exclusivement nationale.

Le droit d’emmerder Dieu – 2021

Auteur : Richard Malka

Editions Grasset

Prix : 10€

96 pages

Vous ne lirez sans doute pas de meilleur plaidoyer cette année. C’est un ouvrage au titre volontairement provocateur qui défend fièrement, avec force et courage les valeurs de la République française. C’est un éloge à la liberté d’expression, au droit au blasphème, à la libre critique de toutes les religions sur le territoire français ; c’est une merveilleuse défense du droit face à la barbarie, de la raison face au fanatisme, des Lumières face à l’obscurantisme. 

Le grand avocat qu’est Richard Malka, ayant à cœur de défendre corps et âme Charlie Hebdo, nous dévoile ici la plaidoirie qu’il avait préparée pour le procès historique des attentats de janvier 2015. En quelques pages, l’auteur n’accepte aucune compromission sur le droit intangible de critiquer librement les religions en France. Il revient ainsi sur l’histoire des fameuses caricatures du prophète Mahomet, il explique l’histoire du blasphème, il dévoile l’histoire du journal Charlie, et il dresse le portrait des accusés et de « ceux qui ont soufflé sur les braises ». De la même manière qu’on a abandonné le professeur Samuel Paty aux mains des islamistes, de la même manière qu’on a laissé la jeune Mila seule face aux menaces de mort alors qu’elle avait simplement exercé son droit de critiquer l’islam, les disparus de Charlie Hebdo sont aussi dûs aux lâchetés et aux trahisons de certaines nos « élites » intellectuelles et de nos politiques.

Recommandations de Maxime Feyssac

D‘autres vies que la mienne – 2009

Auteur : Emmanuel Carrère

Editions Gallimard

Prix : 8€

334 pages

On commence avec un ouvrage un peu plus léger, mais qui n’en est pas moins politique. Un livre (de poche) que je considère être un classique de la littérature française de ce début de XXIème siècle. Si vous êtes à la recherche d’une belle histoire, qui parle d’amour, de deuil, de famille, mais aussi de droit, de justice, de pauvreté, de handicap, vous êtes au bon endroit. Il s’agit tout simplement d’une des plus belles histoires qu’il m’ait été donné de lire, au point qu’il est difficile de ne pas avoir les larmes qui montent aux yeux à la lecture des dernières pages. Emmanuel Carrère raconte avec une profonde justesse des scènes de vie dont il est témoin, comme pour nous rappeler la beauté de l’autre et de son expérience.

Malgré ses 334 pages il se dévore très rapidement, et une fois terminé vous n’aurez qu’une envie : le recommander à quelqu’un d’autre.

Les politiques publiques durant la crise : 2008 et ses suites – 2021

Auteurs : sous la direction de Patrick Hassenteufel et Sabine Saurugger

Editions Presses de Sciences Po

Prix : 27€

330 pages

Cette fois-ci je vous propose un ouvrage un peu plus universitaire, qui saura vous épauler dans vos exposés et vos dissertations cette année. Tout fraîchement sorti de l’imprimeur il y a quelques semaines, cet ouvrage, qui recoupe les analyses de 17 auteurs, s’attèle à analyser l’impact de la crise économique sur l’action publique des années 2010. Au programme : finance, budget, défense, mais aussi politiques sociales, chômage et environnement. Mention spéciale pour la cadre comparatif à l’échelle européenne, qui permet de comprendre l’impact global des crises sur nos politiques publiques, ainsi que l’impact actuel de la Covid-19. Un indispensable pour ceux voulant étudier les politiques publiques et l’action publique. Ces analyses, riches d’illustrations et de nombreuses sources, vous permettront de vous démarquer de vos compères qui se limitent aux classiques de l’étude des politiques publiques qui commencent, avouons-le, à prendre un peu la poussière.

Recommandations d’Elodie Francisco

No Society – La fin de la classe moyenne occidentale – 2018

Auteur : Christophe Guilluy

Editions Flammarion

Prix : 18€

246 pages

Visionnaire concernant la crise des gilets jaunes avec la publication de son fameux ouvrage, La France périphérique, Christophe Guilluy revient pour nous expliquer comment les elites occidentales, “le monde d’en haut”, ont rompu le lien qu’ils avaient avec le bas, ce qui nous a fait basculer dans une “no society”. Pour l’auteur, les conséquences de cette rupture sont la vague populiste que tous les États occidentaux connaissent depuis quelques années maintenant. En effet, les périphéries des grandes métropoles – via le populisme – tentent de faire redescendre sur terre cette élite mondiale complètement hors-sol. La campagne présidentielle ne fait que commencer mais nous savons, par avance, que le sujet de la classe moyenne sera centrale. Pour comprendre tous les enjeux de cette classe moyenne qui disparaît, d’année en année, et pour éviter toute confusion durant les débats présidentiels, cet ouvrage est essentiel. 

10 questions + 1 sur l’Union Européenne – 2019

Auteurs : David Cayla et Coralie Delaume

Editions Michalon

Prix : 12€

126 pages

Si vous souhaitez comprendre, une bonne fois pour toutes, qu’est-ce que l’Union européenne, ce livre est fait pour vous. De manière claire, limpide et lumineuse, Coralie Delaume et David Cayla vous éclairent sur l’illusion d’une Union européenne démocratique et sociale. Pour ceux qui doutent de l’utilité de l’Union Européenne, ce petit ouvrage vous fera passer du côté obscur de la force. 

Pour les autres, eurobéats, il vous permettra de vous remettre en question sur votre vision des institutions européennes et, potentiellement, exiger de notre classe politique une position plus ferme vis-à-vis de Bruxelles. En hommage à Coralie Delaume, décédée il y a un an, qui a consacré sa vie à écrire sur l’importance de la souveraineté des peuples en Europe, ce livre est une parfaite mise en bouche pour découvrir ses autres essais : Europe, les États désunis (2014), La fin de l’Union Européenne, Le couple franco-allemand n’existe pas (2018)…

Le souverainisme ne fait aucun sens – Partie I

L’arnaque théorique du souverainisme

Cet article est une réponse (partielle) au très bon podcast d’Emilien et Elodie en compagnie de Paul Melun sur le sujet du souverainisme. Si son visionnage n’est pas obligatoire pour comprendre cet article, je vous encourage à aller l’écouter tant il développe avec intelligence le sujet du souverainisme à gauche. L’article qui suit se veut volontairement provocateur et a vocation à stimuler le débat intellectuel. L’analyse développée ici s’appuie en partie sur l’ouvrage « Souveraineté et Désordre Politique » de Guilhem Golfin, dont je ne peux que vous recommander la lecture. J’ai tout fait pour vulgariser les concepts politiques abordés ici, de manière à ce qu’ils soient à la portée du plus grand nombre.

Maxime Feyssac

Je vous entends déjà vous alarmer devant votre écran « comment ça, la souveraineté ça n’a aucun sens ? Encore un jeune européiste, woke et progressiste qui veut détruire notre civilisation et notre Nation ! ». Et pourtant, vous ne pourriez pas être plus éloignés de la vérité. Et si je vous disais qu’au contraire, le progressisme c’est de se prétendre souverainiste ? Je vous laisse quelques secondes pour vous remettre de ce mind-fuck politique, puis je vous laisse me suivre dans ce passionnant endroit qu’est le monde de la philosophie politique.

Tout d’abord, pourquoi parler de souveraineté ?

A moins d’avoir passé les dix dernières années sous un rocher au fond de l’océan, vous avez sûrement remarqué que notre société traverse une sorte de crise existentielle. Nous vivons une période de doute profond en France, et de manière plus générale dans le monde occidental. Cette crise traverse tous les aspects de la vie en société : notre économie, notre manière de gouverner, nos mœurs, notre culture, etc. Certains à droite, comme Nicolas Dupont-Aignan ou Eric Zemmour, parlent « d’une crise de civilisation » ou de « guerre civile » pour qualifier ce phénomène, et brandissent la souveraineté comme remède à ces maux. Si cette posture peut paraître assez conservatrice au premier abord, elle existe pourtant également à gauche. Beaucoup à gauche évoquent une « crise du capitalisme », qui se manifesterait par une saturation de la société de consommation, une hégémonie de la finance internationale, une crise de la participation démocratique, et l’américanisation de notre culture. C’est la posture défendue par des socialistes comme Arnaud Montebourg ou Jean-Pierre Chevènement. Et nous ne parlerons même pas de la gouvernance européenne, qui s’immisce chaque jour un peu plus dans notre souveraineté nationale avec une politique de « petits pas » qui consiste à confier à l’Union européenne une part grandissante de nos politiques publiques.

La souveraineté pour les nuls : la souveraineté qu’est-ce que c’est ?

Pour être bref, la souveraineté, cela signifie aujourd’hui l’indépendance du pouvoir politique vis-à-vis de tout pouvoir extérieur ; c’est l’autorité et la puissance suprême de l’Etat. Cette définition est celle donnée (à peu de chose près) par Jean Bodin dans « Les six livres de la République » (1576). A l’échelle nationale, elle a pour conséquence une compétence juridique exclusive sur un territoire et une population donnés, à l’intérieur de frontières claires ; à l’international, cela signifie un ordre diplomatique fondé sur l’indépendance des Etats ainsi que sur une égalité réciproque. Chaque Etat est souverain chez lui : « ma maison, mes règles ». Les « souverainistes » (de gauche comme de droite) opposent cette vision à l’émergence d’un ordre supranational qui viendrait s’immiscer dans les lois internes des Etats (généralement on parle de l’Union européenne ou de l’ONU). Ils nous présentent la souveraineté comme (au choix) un moyen de révolte des peuples, ou un moyen de réaffirmer l’importance de l’Etat-Nation. Cela vous parait intelligent ? Ça ne l’est pas. Cette opposition entre souverainisme nationaliste et supranationalisme mondialiste est stérile et ne nous mènera nulle part.

Ce retour fantasmé à une souveraineté « à l’ancienne » est une illusion. Une illusion, car il n’y a tout d’abord jamais de retour en arrière. Sans parler de « sens de l’histoire » comme le faisait Hegel, revenir à un statu quo antérieur est impossible car toute restauration d’un régime passe nécessairement par une réinterprétation et des innovations. Mais c’est surtout une illusion car (et cela sera le point central de cet article) la souveraineté au sens moderne du terme est forcément rattachée à l’anthropologie individualiste et à la philosophie politique libérale qui en découle. Et alors là, écoutez bien parce que celle-ci elle est importante : l’Etat-Nation n’a rien de naturel et n’est qu’une construction intellectuelle artificielle au service d’intérêts économiques et matériels (“Souveraineté et désordre politique”, Gulhem Golfin, 2017). C’est pour cela que la théorie souverainiste et la théorie mondialiste sont les deux facettes d’une même médaille : les deux ne sont que des constructions humaines que l’on prétend être naturelles (que ce soit au nom du principe de nation pour le souverainisme, ou au nom du principe de progrès pour le mondialisme). Et le plus important : les deux sont au service du même matérialisme dont on n’a de cesse de déplorer les effets sur la morale et le bien commun (surtout à droite).

Qu’est-ce qu’est VRAIMENT la souveraineté ?

Alors qui est à blâmer pour cette escroquerie intellectuelle qu’est le souverainisme ?  C’est (en gros) la faute de Bodin. Bon, c’est aussi peut-être la faute de certains auteurs modernes, tels Thierry Baudet (Indispensables frontières. Pourquoi le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie, 2015) qui continuent d’alimenter intellectuellement le camp du souverainisme à coups de fausses promesses. Notre brave Thierry lui aussi voit l’État-Nation souverain comme étant le seul système juridique de pouvoir capable de fédérer la loyauté des hommes et de susciter une culture commune ; là encore, la souveraineté est vue comme un principe naturel. En gros, c’est la souveraineté qui ferait « passer des individus isolés au stade de peuple rassemblé » (Jacques Sapir « Souveraineté, démocratie, laïcité », 2016). Et d’ailleurs, pendant qu’on y est, je pense que Jacques Sapir se trompe aussi lorsqu’il écrit que « sans souveraineté, il n’y pas de légitimité ».

Reprenons les bases, sous une formulation la plus simple possible.

On est en 1576, et par une belle journée ensoleillée, Bodin fonde le principe de République sur la souveraineté en écrivant :

« La République est un droit de gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ».

Cette conception est ensuite reprise par plusieurs juristes français, comme Charles Loyseau qui écrit en 1608 dans « Traité des Seigneuries » :

« La souveraineté est inséparable de l’Etat, duquel, si elle lui était ôtée, ce ne serait plus un Etat »

A partir de ce moment, la souveraineté est donc vue comme l’essence même de l’Etat, ce qui lui permet d’exister. Et si vous pensez que ça fait léger comme sources, allez lire « De la souveraineté du Roi et de son royaume » (1615) de Savaron, ou encore « Traité de la souveraineté du Roi » (1632) de Cardin le Bret ; vous verrez, c’est passionnant (non), et ils racontent tous la même chose à peu de détails près. La plus connue de ces sources reste sûrement Thomas Hobbes, qui affirme dans le « Léviathan » (1651) que la souveraineté est l’âme qui donne vie à l’État. Oui mais petit « hic » : la souveraineté, à l’origine, cela ne veut pas dire « puissance et autorité souveraines de l’Etat ». Rectification : ça ne veut PAS DU TOUT dire ça.

Le mot souveraineté apparaît pour la première fois dans des Psaumes du XIIème siècle (bien avant Bodin, donc) et signifie à l’origine une élévation morale. Ce n’est qu’à partir du XIVème qu’on utilise le mot souveraineté pour désigner l’autorité politique, dans « Les songes du Verger ». Le mot souveraineté est alors utilisé pour traduire le latin « auctoritas superlativa », soit « l’autorité suprême ». Et c’est là que les choses sont intéressantes : à l’époque, autorité ne veut pas dire pouvoir. « Mais enfin Maxime, c’est la même chose, tu chipotes » me direz-vous. NON. On distingue en effet l’auctoritas (la dignité, l’honneur) de la potestas (le pouvoir, la capacité d’action). Un exemple concret : les empereurs romains ne se distinguent pas par leur capacité d’action (l’empereur n’est en réalité qu’un magistrat), mais par leur autorité, fondée sur un énorme prestige (John Scheid commentaire de « Faits du Divin Auguste », 2007).

Soyons donc clairs : l’autorité est la supériorité attachée à la personne (ou l’institution), tandis que le pouvoir est la puissance publique s’exerçant par des moyens légaux. Au début du Moyen-Âge, le pape Gélase traduit cela comme la distinction entre l’autorité pontificale et la puissance royale (« Regesta Pontificum Romanorum tome 1 [ab condita Ecclesia ad annum post Christum natum MCXCVIII] »).

Cette distinction entre autorité et pouvoir est essentielle ; c’est elle qui va structurer la politique de l’Europe occidentale, de la restauration de l’Empire par Charlemagne jusqu’à la réforme protestante. A cette période, le principe d’autorité sacrée est incarné par le chef de la chrétienté : l’Empereur puis le Pape, en fonction de l’époque. Dans les deux cas, l’auctoritas superlativa est ici une légitimité ; et précisément c’est cette idée qui se traduit en français par le terme souveraineté. En bref, la notion originelle de souveraineté exclut la notion de pouvoir ou de puissance publique (ce qui relève du gouvernement ou de l’administration). Or, pour Bodin la caractéristique essentielle et première de la notion de souveraineté est « la puissance de donner loi à tous en général et à chacun en particulier ». Bodin fait donc en fait l’erreur de fusionner potestas et auctoritas, pouvoir et autorité. Traduction : Bodin n’avait pas compris le principe de souveraineté. CQFD.

L’importance de distinguer la souveraineté des Anciens de celle des Modernes

Mais alors, pourquoi est-ce si important de distinguer autorité et pouvoir ? Après tout, on s’en fiche non ? Détrompez-vous, car c’est le cœur de notre conception de ce qu’est la politique qui est en jeu. A l’origine, le rôle de la souveraineté est de penser l’ordre politique en termes de dualité entre autorité et pouvoir, telles deux forces qui s’équilibrent. La souveraineté est l’autorité suprême qui couronne les pouvoirs subalternes, et tranche seulement en dernier ressort en cas de conflit. Elle est garante du bien commun, de la justice, de la paix, mais également de la diversité des pouvoirs au sein de la communauté politique.

Bien sûr, une telle autorité n’est quasiment concevable que dans un contexte de reconnaissance du sacré et d’un bien commun unique ; car l’autorité (l’empereur, le pape, le souverain) qui peut prétendre à un tel statut est le souverain sur Terre en tant que représentant l’image du véritable Souverain : Dieu, ou un principe moral supérieur.

Cette séparation des pouvoirs (ou « subsidiarité », pour ceux qui préfèrent les mots compliqués), fait en sorte que l’autorité supérieure ne s’ingère pas au sein d’un pouvoir reconnu comme légitime (par exemple, son jugement n’est mobilisé qu’en dernier recours, à la manière d’une cour d’appel, que lorsque toutes les instances inférieures avaient failli). La particularité de la France vient du fait que le Roi, plutôt que le Pape ou l’Empereur, a pendant longtemps incarné cette autorité, pendant que les seigneurs incarnaient le pouvoir local.

Vous voyez donc mieux l’erreur du concept de souverainisme moderne : quand Bodin fusionne autorité suprême légitime et puissance publique, il crée un déséquilibre, car il concentre les différents attributs du pouvoir en une instance unique ; en gros, il crée un dictateur.

Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, non, le souverain du Moyen-Âge n’était pas un tyran qui avait tous les pouvoirs ; au contraire. Il n’y a que nos Etats modernes qui sont des tyrans. Et oui, car si la puissance publique est investie de l’autorité suprême, qui la jugera si elle dépasse les bornes ?

Le problème de Bodin est donc qu’il rompt avec la distinction chrétienne entre le spirituel et le temporel (rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu), ainsi qu’avec la distinction romaine entre la dimension morale et la dimension de puissance du pouvoir.

« Où est le problème » me direz-vous. LE PROBLEME c’est que Bodin soumet l’autorité morale à la puissance brute, comme si la force faisait la légitimité du pouvoir : j’ai raison parce que c’est moi le plus fort. Or, on ne suit pas quelqu’un car il est plus fort que nous, mais car il a raison, car il est sage ; sinon il s’agit d’un tyran. Pourquoi Bodin fait-il cela ? Après tout, Bodin était loin d’être un idiot ; il était d’ailleurs sûrement beaucoup plus intelligent que moi. Tout simplement car Bodin constate un mal de son époque, qui est encore d’actualité aujourd’hui : le conflit des confessions religieuses et l’absence de consensus sur le bien commun. Bah oui c’est logique : si on n’est pas d’accord sur la définition du bien, comment s’accorder autour d’une autorité unique qui définirait ce bien sans avoir besoin de l’asseoir par la force ? Mais ça, c’est une histoire pour un autre jour. On a déjà vu beaucoup de choses aujourd’hui, et je ne voudrais pas que vous fassiez une overdose de philosophie politique. Alors ciao à tous, et on se retrouve très vite pour une explication plus approfondie du fondement philosophique de la notion moderne de souveraineté.

Soljenitsyne et la société libérale

Une civilisation d’opulence en perte d’idéal

En cette période de crise planétaire, nous avons vu fleurir l’année dernière de nombreux discours sur “le monde d’après”. Même si ceux-ci ont rapidement déserté le débat public, il est important, dans le but de construire un futur meilleur, de poser un diagnostic précis sur notre société actuelle. Laissons donc Soljenitsyne porter son regard acéré sur notre civilisation : « Une âme humaine accablée par plusieurs dizaines d’années de violence aspire à quelque chose de plus haut, de plus chaud, de plus pur que ce que peut aujourd’hui lui proposer l’existence de masse en Occident que viennent annoncer, telle une carte de visite, l’écœurante pression de la publicité, l’abrutissement de la télévision et une musique insupportable ».

Emilien Pouchin

Dissident russe le plus célèbre, Soljenitsyne a connu le goulag et l’exil pour s’être opposé au régime communiste. Dans son discours de Harvard (1978), alors que toute l’assistance s’attendait à ce qu’il critique le paradigme communiste, il dresse une critique froide et acerbe de l’Occident et du modèle libéral qu’il entend promouvoir dans un contexte de Guerre froide. Pourtant, les pays du monde entier sont jugés sur leur avancement dans cette voie libérale (démocratie, économie de marché, libertés individuelles, etc.), qui semble être le modèle absolu, l’idéal à atteindre. On voit comment sont aujourd’hui jugés les pays dits « illibéraux » ou comment les classements internationaux tendent à promouvoir la société libérale.

Veritas est la devise de Harvard. Même si elle est parfois difficile à entendre, Soljenitsyne veut la présenter. Il articule son discours autour de trois tyrannies inhérentes au système démocratique libéral : le droit, la presse et le matérialisme.

La vie juridique : un essor impossible des grands hommes

La société démocratique encadre la vie des populations par le règne du Droit. Considéré comme l’émanation de la volonté générale, il est un instrument de régulation des relations, tant publiques que privées, auquel les populations se soumettent volontairement. Or, si la morale est évacuée, le Droit n’est plus un instrument pour atteindre une fin supérieure. Il devient lui-même une fin. Ainsi, Soljenitsyne montre que l’omniprésence du Droit n’élève pas les Hommes et se révèle incapable d’exploiter toutes leurs facultés, pour deux raisons particulières. Premièrement, si le Droit est la fin suprême de la vie en société, alors il n’est rien demandé de plus aux Hommes que de vivre dans le cadre qu’il impose ; rien ne les pousse à s’élever vers d’autres idéaux transcendants puisqu’une vie « bonne » est une vie conforme à la loi. Deuxièmement, ce cadre imposé par la loi est très rigide et incapable de toute nuance. Il « échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines ».

Soljenitsyne se rend alors compte que le contrôle juridique qui est opéré dans les sociétés démocratiques est précisément ce qui empêche l’essor des grands hommes, des héros, des individus qui façonnent l’Histoire : ceux qui sortent de l’ordinaire et prennent des décisions insolites. Au final, cet encadrement permanent de la vie des Hommes assoit et intériorise partout la médiocrité. « Lorsque la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme ».

La civilisation libérale, issue de la modernité, a ainsi intériorisé une définition de la liberté où toute référence morale est exclue.

La société libérale entérine, par le biais du Droit, la définition typiquement moderne de la liberté, définie selon la célèbre formule comme « s’arrêtant là où commence celle des autres ». Or, la philosophie chrétienne, à laquelle est attachée Soljenitsyne, comprend le concept de liberté comme la capacité laissée aux Hommes de choisir entre le Bien et le Mal. Autrement dit, alors que les animaux sont gouvernés par leurs instincts, les Hommes sont doués de conscience morale et peuvent renoncer à leurs impulsions primaires pour agir selon le Bien ; ils sont alors réellement libres. La différence entre la philosophie classique et moderne est ici patente. La civilisation libérale, issue de la modernité, a ainsi intériorisé une définition de la liberté où toute référence morale est exclue. Le problème est alors  qu’une liberté qui n’est limitée que par des rapports juridiques et non moraux accepte autant la liberté de faire le Bien que celle de faire le Mal…

La presse libre : une censure douce ?

Sur ce point également le discours de Havard est plus que jamais d’actualité. Soljenitsyne commence par aborder le sujet de la presse en énonçant que les impératifs de vente et de profit priment sur la recherche de Vérité, qui devrait pourtant être au fondement du journalisme. La presse et les journalistes ne se soumettent à aucune responsabilité morale. Ils peuvent diffuser des informations qui s’avèrent être fausses sans que jamais ils n’aient à s’excuser ou à rectifier. Même en essayant d’être de bonne foi, le journaliste est embarqué malgré lui dans une nécessité de l’immédiateté, dans un flot continu d’informations où la vérité se mêle aux rumeurs, aux fausses informations et aux conjectures.

De ce fait, les actualités ne sont jamais traitées en profondeur, le journalisme est gangrené par la hâte et la superficialité.  « Aller au cœur des problèmes lui est contre-indiqué, elle [la presse] ne retient que les formules à sensation ». A l’heure des réseaux sociaux, d’internet et des chaînes d’informations en continu, ces critiques paraissent d’autant plus pertinentes…            

En fin de compte, le lecteur lui-même est perdant. Alors que la liberté de la presse et le flot d’informations en continu devrait assouvir son « droit de savoir », il se retrouve à ne plus être capable de différencier les vérités des mensonges tant ils sont entremêlés sur les mêmes canaux de communication. Par ailleurs, au-delà du « droit de savoir », Soljenitsyne rappelle que la presse occidentale bafoue en permanence un droit moins évoqué, celui de « ne pas savoir ». Il lui paraît en effet nécessaire « de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités. Les gens qui travaillent vraiment et dont la vie est bien remplie n’ont aucun besoin de ce flot pléthorique d’informations abrutissantes ».

Il s’exerce alors une censure douce et difficilement repérable qui sélectionne les idées et les informations à la mode.

Le dernier point qui est soulevé dans cette critique de la presse est à la fois le plus surprenant et le plus vertigineux. Il remarque que, malgré une presse dite libre, les idées défendues et la manière de traiter nombre d’événements est étonnamment similaire. Il explique ainsi que les intérêts corporatistes communs des différents médias homogénéise l’information. Ce, malgré un nombre toujours plus grand de médias différents. En France, 10 milliardaires possèdent 90% de la presse écrite. On peut aisément deviner que ces dix propriétaires ont de nombreuses similitudes dans leurs intérêts et que les rédactions qu’ils dirigent ne défendront pas des idées fondamentalement contraires. Il s’exerce alors une censure douce et difficilement repérable qui sélectionne les idées et les informations à la mode. Les penseurs originaux ou « antisystème » ont alors le plus grand mal à se faire entendre. Ce constat est alarmant de la part d’un réfugié russe ayant connu la censure communiste…

Le matérialisme : un profond épuisement spirituel

Soljenitsyne n’est pas dogmatique. Il reconnaît au libéralisme que la croissance et le progrès technique ont permis d’offrir aux individus un bien-être matériel dont les générations précédentes auraient à peine pu rêver. Cependant, le penchant négatif de ce progrès est le matérialisme, qui s’accompagne d’un épuisement spirituel. Soljenitsyne le présente ainsi : « Nous avons bondi de l’Esprit vers la Matière, de façon disproportionnée et sans mesure ».

Il est selon lui mauvais que les Hommes s’habituent à ce (trop grand) bien-être matériel puisque leur seul horizon politique deviendra une lutte pour en réclamer toujours davantage. Ils deviendront alors pusillanimes et n’oseront plus s’élever pour défendre leurs idéaux ou le bien commun, au risque de perdre ce mode de vie confortable. Par exemple, si l’Occident garde aujourd’hui une certaine supériorité militaire, il n’arrive plus à gagner les guerres. L’Irak et l’Afghanistan sont les exemples les plus symptomatiques de cette incapacité qu’ont les Etats-Unis à remporter une guerre ; d’autant plus au vu des moyens colossaux qui y ont été alloués.  Depuis plusieurs décennies, nos ennemis sont certes inférieurs d’un point de vue matériel et technologique mais ils ont une ressource morale qui manque dans nos démocraties : ils sont prêts à mourir pour un idéal.

Placer à la base de la civilisation occidentale l’accomplissement des désirs matériels et du bonheur terrestre, c’est non seulement se condamner sur le long terme à la perte de Volonté, mais aussi, paradoxalement, à la frustration permanente.

« Pour se défendre, il faut être prêt à mourir, et cela n’existe qu’en petite quantité au sein d’une société élevée dans le culte du bien terrestre. »

Ainsi, placer à la base de la civilisation occidentale l’accomplissement des désirs matériels et du bonheur terrestre, c’est non seulement se condamner sur le long terme à la perte de Volonté, mais aussi, paradoxalement, à la frustration permanente. L’Homme n’a-t-il aucun sens plus élevé à donner à sa vie ? Est-il fait pour attendre que l’Etat lui octroie confort, droits et libertés sans contreparties ? L’Homme perd alors de vue sa responsabilité face à la société (et face à Dieu) et le progrès technique ne peut rattraper cette misère morale et spirituelle.            

Le mode de vie occidental, dans son état « d’épuisement spirituel », ne représentera plus aucun attrait ; le « juridisme sans âme » et le « bien-être réglementé » sont antinomiques de la nature humaine et finiront par lasser les peuples. Il y a là un danger pour Soljenitsyne car, du temps de la Guerre froide, le contre-modèle proposé est le communisme. Lui qui a connu cette société, il sait qu’elle est également une impasse et tente de prévenir tous ceux qui voudraient s’y référer. Elle est alors décrite comme un « anéantissement universel de l’essence spirituelle de l’Homme » et comme un « nivellement de l’humanité dans la mort ».

Ainsi, le discours de Harvard s’avère être une critique glaçante d’actualité sur le chemin que prend la civilisation libérale et l’impasse vers laquelle elle se dirige. Il est énuméré tout au long du discours plusieurs signes avant-coureurs d’une civilisation malade. Parmi ceux-ci, la décadence des arts et du beau, l’absence de grands hommes d’Etat, l’affaiblissement de la spiritualité, mais surtout le déclin du courage, ayant déserté la classe dominante et la sphère intellectuelle. Pour lui, ces éléments sont comme un signal que l’Histoire adresse aux sociétés déclinantes…

De l’impuissance des anti-modernes

Pour un anti-modernisme réinventé ?

« La droite ne parvient pas à déposer un diagnostic cohérent sur la société moderne car elle refuse le fait générateur duquel ruisselle l’ensemble des maux qu’elle dénonce : le marché et son mode de fonctionnement capitaliste, basé sur l’exploitation et la spoliation des forces productives par la bourgeoisie. », nous dit la gauche.

Etienne Le Reun

Voilà donc où nous en sommes, tout le monde critique, au fond, la modernité. Mais la gauche (celle qui demeure de gauche) s’octroie le monopole du réel en ce qu’elle ose nommer ce qu’elle tient, bec et ongles, comme l’origine de tous nos maux. La droite, celle qui pense et pousse l’analyse plus loin que quelques justifications d’une xénophobie mal digérée, ne ferait au fond que camoufler son irrémédiable soumission au marché derrière un bestiaire lexicologique confus allant de “l’illibéralisme” à « l’anti-consumérisme », autant de cache-sexes pour ne pas dire le mot, tout en tentant péniblement de proposer une critique de la société moderne. 

Le capitalisme castrerait la droite, contrainte à toutes sortes de contorsions idéologiques pour accoupler deux antagonismes fondamentaux : sa soumission, en acte, à la matrice libérale et capitaliste lorsqu’elle arrive au pouvoir et la nécessité vitale, qu’elle saisit justement, de mettre en forme une critique métapolitique forte et combative de l’idée moderne. Alors le camp réactionnaire joue les prolongations, déambule dans un espace idéologique dont la gauche a, très habillement, circonscrit l’espace utilisable.

Le ressassement incessant de la droite autour de thèmes parfaitement contingents et structurellement (en tant qu’objets sociaux) vides, […] sont les symptômes évidents d’un désoeuvrement théorique.

Nos conservateurs se rabattent minablement sur des sujets creux, sur les quelques miettes périphériques dont ils peuvent, moyennant encore une fois quelques amputations de précaution, proposer une critique suffisamment convaincante sans s’approcher de trop du coeur du brasier (ou ce qu’ils prennent pour son coeur) : l’idée, le mot, capitaliste. J’émets l’hypothèse que le ressassement incessant de la droite autour de thèmes parfaitement contingents et structurellement (en tant qu’objets sociaux) vides, tels que l’épouvantail « woke » et sa déclinaison ontologique, le « déconstructivisme », sont les symptômes évidents d’un désoeuvrement théorique.

De manière amusante, probablement involontairement, la gauche (de gauche) a contraint la droite au ressassement, ce même ressassement qu’elle lui reproche aujourd’hui (à raison). Ces thèmes ont effectivement l’heureuse capacité pour la droite de pouvoir recevoir une critique sociale suffisamment conséquente pour dissimuler la véritable raison de leur (sur)traitement dans la métapolitique conservatrice : leur éloignement (apparent ou réel, là n’est pas la question) avec la focale de la gauche qu’est le système économique comme « fait générateur ».

La droite est fainéante, castrée et contrainte à la discussion de périphérie intellectuelle autour de la centralité idéologique et de l’hégémonie théorique de la gauche. Alors qu’elle me semble avoir,  au moins en partie, rattrapé son retard médiatique, il semblerait que la droite ne parvienne pas à s’extraire d’un sentiment diffus mais profond, proche du complexe d’infériorité permanent. Interrogeons-nous : comment se fait-il qu’une force politique largement majoritaire sur le plan électoral et idéologique (si l’on en croit le travail plus ou moins sérieux des instituts de sondages) et ayant plus que rattrapé son retard de représentativité médiatique, continue de se prélasser dans une marginalisation victimaire ? Disons le autrement : pourquoi la droite la moins minoritaire et marginalisée s’attache-t-elle abusivement à cet artefact pseudo-résistant ?

Il semblerait que la droite ne parvienne pas à s’extraire d’un sentiment diffus mais profond, proche du complexe d’infériorité permanent.

La réponse est toute trouvée : les médias, l’opinion majoritaire et électorale, pourquoi pas même l’accession aux responsabilités politiques, ne pourront jamais suffire à épancher la douleur d’amour-propre des anti-modernes provoquée par la privatisation idéologique de la critique sociale à travers la focale du mode de production.

Comment critiquer la modernité si toute critique doit nécessairement finir son échafaudage théorique dans la grande conclusion de l’influence des rapports de production sur le monde social ?

Comprenez-moi, au fond, les honneurs politiques et électoraux ne valent rien ; ils sont parfaitement accessoires, face à la nécessité de renouer avec une critique de la modernité pour le camp conservateur. Les antimodernes sont donc en tenaille : se faire plus anticapitalistes que les anticapitalistes et mourir d’incohérence ; ou continuer de recycler quelques idées et penseurs des siècles passés, arrangeant quelques arguments vus et revus pour leur donner un petit côté sulfureux et adaptés à une nouvelle critique de la modernité, qui n’est ni nouvelle ni une critique à proprement parler ?

Tant que les anti-modernes ne reviendront pas à la genèse de leur impuissance théorique, la situation continuera de se scléroser. Si, comme je le crois profondément, la raison d’être des mouvements réactionnaires est de proposer une analyse et un diagnostic en constant perfectionnement sur la modernité et son influence sur la santé de nos sociétés, alors il est temps que les théoriciens anti-modernes se ressaisissent.

En posant comme fait générateur de la modernité l’indiscutable influence des rapports de production, en ramenant toutes les pathologies sociales, fût-ce après moultes pirouettes théoriques, à cet unique leitmotiv génésiaque, la gauche a réussi à forcer les anti-modernes à l’ablation théorique. Plutôt que de s’attacher à surmonter l’immense difficulté théorique que représente la critique du marché comme unique fait générateur de l’époque, les intellectuels réactionnaires se sont laissés parquer dans cet enclos idéologique, acceptant tacitement de réduire l’ampleur de leur travail à quelques ratiocinations identitaires, couplées à une obsession pour la décadence (constatée, mais jamais analysée socialement en dehors d’une ou deux analogies historiques ayant trait à la Rome antique).

Et pourtant, l’axiome que nous citions dans les prémices de ce papier, celui-qui établit le capitalisme marchand comme indétrônable facteur explicatif du moderne, n’est puissant théoriquement que de son immunité aux foudres de la critique castrée des réactionnaires.

Les intellectuels réactionnaires se sont laissés parquer dans cet enclos idéologique, acceptant tacitement de réduire l’ampleur de leur travail à quelques ratiocinations identitaires, couplées à une obsession pour la décadence.

Je l’écris ici, tout en comprenant bien que l’explicitation et le développement théorique de cette unique affirmation nécessiteraient au moins un autre papier, si ce n’est un essai dédié : la modernité n’est pas produite par son mode de fonctionnement économique et productif. Elle le produit, subit son influence postérieure, sans aucun doute. Mais la modernité n’est pas le produit unique et pur d’un mode de production. Si l’on sort de cette impasse idéologique qu’est le fait générateur unique, il devient alors possible de proposer une analyse critique de la société moderne d’une toute autre puissance que celle de nos intellectuels réactionnaires, contraints à tourner en rond autour du totem capitaliste sans s’en approcher de trop tout de même, sous peine de dissonance cognitive.

Dans la lignée de certains travaux de l’école de Francfort, il revient alors à ces nouveaux critiques de proposer une analyse de l’idée moderne, non pas comme “produit” mais comme “générateur” et ses relations avec des thèmes aussi larges que la réification sociale, l’insécurité identitaire, les relations interindividuelles sous la modernité, le ressentiment social, le culte narcissique, les nouveaux récits politiques…

Pour l’heure, concluons sur cette idée : le marché ne saurait expliquer la modernité, la modernité explique le marché, tout comme elle explique de nombreuses pathologies sociales. L’idée selon laquelle toute critique sociale devrait d’abord, à la racine, s’appuyer sur une critique du système capitaliste, en plus de bloquer toute élaboration théorique d’ordre supérieur, ne permet pas de rendre compte de la complexité du moderne dans le monde social.

L’anti-moderne ne sera jamais un anti-capitaliste, non pas qu’il adule le marché, qu’il refuse les rapports de classes, de domination, mais sa critique doit sortir des sillons stériles pour une nouvelle théorie plus puissante. Si la modernité est aussi rapide, riche d’incohérences, bouillonnante de malaise qu’elle semble l’être, alors pourquoi nos réactionnaires s’étendent-ils en longueur sur des objets vides, historiquement datés ou socialement anecdotiques ? Ce qu’ils ne voient pas, c’est que le moderne est un grand voile et c’est pourtant ici que tout débute. Le rôle de l’anti-moderne est de tenter de saisir les modalités, l’incarnation, la forme de ce nouveau paradigme, qui ne saurait se résumer à la manière dont les hommes s’échangent et/ou se confisquent les ressources.