Le cannabis et l’impasse conservatrice [1]- la dépénalisation

1ère partie : la dépénalisation

Le texte suivant est la première partie d’un article en deux volets portant sur la dépénalisation et la légalisation du cannabis en France, rédigés par Maxime Feyssac et Domitille Viel.

« La marijuana est probablement la drogue la plus dangereuse aux Etats-Unis aujourd’hui » nous disait ce cher Ronald Reagan dans les années 80. Lui, ainsi que son épouse Nancy Reagan, sont devenus au fil des années les figures emblématiques du mouvement anti-drogue conservateur américain. Ils ont notamment grandement influencé la position conservatrice française concernant le cannabis. Si bien qu’aujourd’hui il est difficile de trouver une personnalité française de droite favorable à une dépénalisation, ou pire, à une légalisation. Même Valérie Pécresse, incarnant pour beaucoup cette droite molle proche du centre, avait pris la tête d’une large campagne anti-cannabis à l’occasion de sa campagne pour les élections régionales. Elle avait par exemple l’intention, suite à son arrivée au poste de Présidente de la région Ile-de-France,  de mettre en place des tests salivaires de dépistage de consommation de cannabis dans les lycées d’Ile-de-France. Depuis, et après l’arrestation de son propre fils pour possession de cannabis, elle semble cependant s’orienter vers une sorte de dépénalisation « soft », tout en restant favorable à une amende forfaitaire. Qu’en est-il des autres personnalités plus à droite ? Voici un petit échantillon de politiques « conservateurs » se déclarant ouvertement contre la dépénalisation : Jean-François Copé, François Fillon, Alain Juppé, Bruno Le Maire, Nicolas Sarkozy, Henry Guaino, Jean-Frédéric Poisson, ou encore Marine Le Pen.

Sauf que là où la droite française est restée bloquée dans les années Reagan, la droite américaine, elle, a opté pour un nouvel angle d’attaque. En effet, en adoptant une attitude libertarienne qui place la propriété privée et la liberté individuelle comme valeurs quasi-sacrées, de nombreuses personnalités conservatrices américaines se sont déclarées en faveur d’une dépénalisation du cannabis. 45% des républicains américains se disent ainsi aujourd’hui en faveur de la légalisation de la marijuana. C’est par exemple le cas de Ben Shapiro, juif orthodoxe placé à l’extrême droite du paysage politique étatsunien et éditeur en chef du média ultra-conservateur The Daily Wire. Dans l’une de ses nombreuses conférences disponibles sur YouTube, il déclarait « Je suis libertarien quand il s’agit d’herbe […] Je suis pour la dépénalisation du cannabis, même si je trouve que les gens qui fument de l’herbe sont des loosers … ».

Si on peut, d’une part, expliquer cette prise de position étonnante par la tradition anti-fédéraliste américaine qui se montre méfiante envers toute politique implémentée de force au niveau fédéral (qui ne laisse pas le choix aux Etats, donc), on peut néanmoins observer un véritable changement des mentalités conservatrices américaines concernant la légitimité d’une loi qui empêcherait les individus de consommer du cannabis. Mais alors, comment se fait-il qu’en France nous ayons tant de retard sur le sujet ? Tâchons d’examiner les différents types d’arguments qui s’opposent à la dépénalisation du cannabis. Nous n’aborderons ici même pas la question de la légalisation, qui apporte tout un tas d’autres questions, notamment concernant le commerce de la marijuana. Il sera ici uniquement question de culture, possession et consommation de cannabis.

L’argument de la santé : une herbe toxique ?

Il est littéralement impossible de faire une overdose de cannabis.

L’argument le plus souvent entendu est bien-sûr celui de l’impact du cannabis, et plus particulièrement du THC, sur la santé des consommateurs. Mais quel est donc cet impact en question ? Outre le fait qu’il est littéralement impossible de faire une overdose de cannabis (il faudrait consommer approximativement 680kg de cannabis en 15 minutes [bon courage]), les soi-disant « effets néfastes » avancés sont bien souvent des exagérations, quand ils ne sont pas tout simplement des mensonges.

Afin d’être le plus objectif possible, appuyons nous sur le rapport de 440 pages rédigé par The National Academies of Sciences, Engineering and Medecine, et publié en janvier 2020, qui regroupe plus de 10 700 études publiées depuis 1999 sur les effets du cannabis sur la santé. Le risque principal est lié à la conduite suite à une prise de dose de THC (même si le risque d’accident reste 10 fois moins élevé que sous l’emprise de l’alcool). En revanche le rapport indique qu’il n’existe pas de lien de cause à effet entre la consommation de cannabis et l’apparition de cancer (sauf ceux du poumon, au même titre que le tabac), d’accidents cardiaques, et de déficience immunitaire. Si des pertes de mémoire à court terme peuvent être observées, la consommation de cannabis n’affecte pas la mémoire sur le long terme tant que la consommation en question reste relativement raisonnée (dans le cas d’une consommation excessive, des pertes de mémoires sont observées, mais c’est aussi le cas avec l’alcool).  Le rapport ajoute que si la prise de cannabis peut révéler la présence de troubles de l’ordre mental chez le consommateur, la prise en question n’est pas à l’origine de ce trouble. Dans le cas de la schizophrénie par exemple, le nombre de personnes atteintes par la maladie à l’échelle nationale reste relativement stable, tandis que le nombre de consommateurs de cannabis a considérablement augmenté. Le rapport indique par ailleurs que le cannabis thérapeutique se révèle clairement efficace contre les douleurs chroniques chez l’adulte, contre l’épilepsie, contre les effets secondaires de la chimiothérapie, et contre la sclérose en plaque.

L’alcool, le tabac et même le café sont à l’origine de beaucoup plus de morts et d’accidents chaque année.

Dès lors, on peut raisonnablement avancer que l’argument de la santé n’est pas un argument valable contre la dépénalisation du cannabis ; ou alors nous devrions employer le même argument pour interdire l’alcool, le tabac et même le café, qui sont à l’origine de beaucoup plus de morts et d’accidents chaque année.

La responsabilité de la culture du cannabis dans les troubles à l’ordre public.

Un excellent motif semble (à première vue) être le trouble à l’ordre public. Après tout, si quelque chose porte atteinte à la sécurité, à la salubrité et à la tranquillité des Français, il convient en effet de l’interdire. Mais voilà le hic : la consommation de cannabis ne porte pas atteinte à l’ordre public, ou du moins pas plus qu’une autre drogue. L’effet direct du cannabis sur le comportement ne pousse en effet pas à la violence ou au coma, comme c’est le cas de l’alcool. Au contraire, vous m’accorderez que le fumeur lambda de cannabis tient plus du légume que du criminel surexcité.

Cependant il est vrai que le trafic de cannabis, lui, est vecteur de nombreux troubles à l’ordre public : marché noir, violence, racket, subvention de groupes armés, du terrorisme, corruption, etc. Mais ces effets ne sont pas le résultat de la prise de cannabis en soi, mais de la prohibition de ce dernier. Sans aller jusqu’à parler de légalisation, on peut raisonnablement penser qu’autoriser la culture et la possession de cannabis endiguerait ce trafic, puisqu’un bon nombre de consommateurs n’auraient plus besoin de financer une ribambelle d’individus peu recommandables.

La croyance populaire infondée d’une « drogue étrangère ».

Un autre argument que l’on entend souvent est celui de la culture : car le cannabis serait une drogue étrangère au patrimoine français, elle n’aurait pas sa place sur le territoire. C’est un argument qui se défend déjà plus que les deux précédents. Mais ce n’est toujours pas un argument implacable.

Pour commencer, quelque chose qui m’a toujours étonné est la tendance qu’ont certains Français à appeler « drogues » seulement les substances qui sont illégales ou étrangères : le cannabis, la cocaïne seraient des drogues, tandis que l’alcool et le tabac seraient des produits du terroir. Mais qu’on soit très clair : l’alcool et le tabac sont des drogues, au même titre que le cannabis. La légalité ne définit pas une drogue ; une drogue est un produit qui, d’une part, modifie le comportement, et d’autre part, provoque l’accoutumance.

Les Français sont donc bel et bien les premiers consommateurs d’Europe.

De plus, il serait une erreur de penser que la culture du cannabis est étrangère à notre patrimoine et à notre histoire. On pourrait tout d’abord faire remarquer que la consommation de cannabis des Français prouve que cette drogue est aujourd’hui bien ancrée dans notre culture. En France, la consommation de cannabis représente 80% de la consommation de drogue en général, soit 3,9 millions de consommateurs (dont 1,2 million de consommateurs réguliers). A l’âge de 16 ans, les Français sont donc bel et bien les premiers consommateurs d’Europe.

Mais tout bon conservateur qui se respecte me rétorquera que la tradition prime sur le progrès, et qu’il ne s’agit pas là d’un réel argument ; par exemple si demain tous les Français se mettent à consommer de la kétamine (un anesthésiant pour chevaux), ce n’est pas pour autant qu’il faudra légaliser la kétamine.

La première Bible imprimée par Gutenberg le fut ainsi sur du papier de chanvre.

Soit ; sauf que le cannabis, et plus particulièrement le chanvre, pousse depuis longtemps sur notre belle terre de France. Le chanvre fut cultivé par les Hommes dès le néolithique, et constitua une part importante de la production agricole française, notamment au 17ème siècle ; en 1661, Colbert fit construire la Corderie royale de Rochefort pour pouvoir fabriquer en France les cordages des navires. Le chanvre faisait partie de la culture populaire, allant jusqu’à être représenté dans les Fables de la Fontaine (« L’hirondelle et les petits oiseaux »). François Rabelais, dans son Tiers Livre décrit par exemple une plante  « merveilleuse » qui ressemble à s’y méprendre au chanvre : le Pantagruélion. La première Bible imprimée par Gutenberg le fut ainsi sur du papier de chanvre. Le chanvre connu son apogée au milieu du XIXe siècle (176 000 ha cultivés en France) ; à la même époque le cannabis était déjà utilisé en Occident pour ses vertus médicinales, sous forme de teinture (un extrait alcoolique). En 1844, Théophile Gautier et le docteur Jacques-Joseph Moreau fondèrent le club des Hashischins, destiné à l’étude du cannabis ; il sera fréquenté par de nombreux artistes français. Le chanvre a toutefois été fortement réglementé et même interdit au cours du XXe siècle, en raison de ses propriétés psychotropes. La culture du chanvre agricole connut cependant un rebond dans les années 70, lié à l’augmentation du prix du pétrole. Cet héritage est encore présent dans de nombreuses régions de France, notamment dans les Pays de la Loire, où se tient chaque année le festival De fibres en musique. Il s’agit d’une manifestation culturelle angevine qui a lieu chaque année au mois d’août à Montjean-sur-Loire, en Maine-et-Loire, avec au programme la découverte des gestes traditionnels d’anciens métiers du chanvre.

Etant moi-même Angevin, je me rappelle distinctement avoir observé dès mon plus jeune âge des champs de chanvre au cours de balades dominicales en Anjou, mais également dans le Saumurois.

Propriété et liberté bafouées : le non-sens de la posture conservatrice.

Enfin je souhaiterais aborder ce qui s’apparente pour moi à une incohérence dans la pensée de nombreux conservateurs et libéraux : le non-respect de la propriété privée et de la liberté individuelle. Si on peut établir que le cannabis n’est pas si dangereux pour la santé qu’on voudrait nous faire croire, s’il apparait que sa culture et sa consommation n’ont pas de réelles incidences sur l’ordre public, si on peut également retracer sa présence dans la culture occidentale et française, dès lors, pourquoi vouloir interdire aux particuliers de faire pousser et consommer x plantes sur leur propriété privée ? Tant que cette culture vise un usage personnel et non commercial, quel serait le danger pour la société ?

L’ignorer serait condamner la droite française à être éternellement ignorée par une partie de l’électorat qui ne supporte plus ce paternalisme excessif.

Au-delà de cette approche pragmatique, tentons un peu de philosophie : quelle est la légitimité de l’Etat, la res publica, d’interdire à un citoyen majeur de faire pousser sur sa propriété une plante plutôt qu’une autre, ou d’ingérer une fumée plutôt qu’une autre ? Il y a là pour moi un véritable débat à avoir, et l’ignorer serait condamner la droite française à être éternellement ignorée par une partie de l’électorat qui ne supporte plus ce paternalisme excessif. Et si vous pensez qu’il ne s’agit là que d’une longue liste d’excuses trouvée aux junkies, rappelez-vous que la « logique » de cette prohibition est la même qui vous interdit de fabriquer, de posséder et d’utiliser un alambic sans autorisation préalable.

Il serait intéressant d’avoir l’avis des personnalités politiques françaises qui semblent s’inspirer des positions libéralo-libertariennes américaines, tels Marion Maréchal, François-Xavier Bellamy, Laurent Wauquiez, etc.

L’auteur :

Maxime Feyssac

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4 réflexions au sujet de “Le cannabis et l’impasse conservatrice [1]- la dépénalisation”

  1. Je cite « quelle est la légitimité de l’Etat, la res publica, d’interdire à un citoyen majeur de faire pousser sur sa propriété une plante plutôt qu’une autre, ou d’ingérer une fumée plutôt qu’une autre ? Il y a là pour moi un véritable débat à avoir, et l’ignorer serait condamner la droite française à être éternellement ignorée par une partie de l’électorat qui ne supporte plus ce paternalisme excessif. ».
    Pour moi, la réponse est simple : à partir du moment où les dépenses de santé sont mutualisées via une sécurité sociale, la collectivité, et donc ses représentants, sont légitimes pour restreindre ou interdire les prises de risques qui engendrent des coûts évitables.
    Même débat sur la sécurité automobile. Le « mettre ma ceinture de sécurité ou pas est mon affaire » est d’un rare égoïsme, vu le coût d’une intervention des secours et celui (monstrueux) d’un séjour en réanimation.
    Toutes ces mesures ne sont donc en aucun cas paternalistes, mais tout simplement le prix, somme toute très modeste, de la solidarité.

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  2. Merci pour ce commentaire édifiant.

    « Pour moi, la réponse est simple : à partir du moment où les dépenses de santé sont mutualisées via une sécurité sociale ». Très intéressant mais il faudrait alors évaluer le coût en terme de santé lié à la consommation de cannabis. Or, comme indiqué dans l’article, les risques liés à la consommation restent minimes comparés à l’alcool, le tabac ou même le sucre. Faut-il interdire le nutella car on ne veut plus payer pour le diabète des autres?

    Par ailleurs, la comparaison avec l’automobile me semble malvenue en ceci qu’un automobiliste emprunte une route publique et rencontre d’autres usagers. Ici on parle de propriété privée. Faut-il mettre une amende au conducteur qui ne met pas sa ceinture lorsqu’il fait demi-tour dans son jardin?

    « …tout simplement le prix, somme toute très modeste, de la solidarité. » Pour ma part, je ne trouve pas « modeste » le fait de devoir abandonné mon droit de propriété sous pretexte que quelqu’un aurait peur de voir ses cotisations sociales augmentée de quelques centimes (ce qui reste à être démontré).

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  3. Merci pour cette réponse édifiante à mon commentaire visiblement édifiant 😉

    Tout à fait d’accord, le coût sanitaire et social de la consommation de cannabis reste à démontrer, ce qui fait qu’avec notre « fameux » principe de précaution, on crie avant d’avoir (peut-être) mal. Mon propos était juste de dire que ce n’était pas du paternalisme, mais juste une application débile et pavlovienne du principe de précaution.
    De toutes les façons, en France on ne lit aucun des centaines de rapports (souvent excellents) annuels et on évite soigneusement d’évaluer les politiques publiques. Donc oui, tout reste à démontrer, à charge et à décharge.

    Personnellement, je suis pour la légalisation du cannabis pour 3 raisons donc chaque est suffisante seule :
    1. La prohibition n’a jamais donné de résultats, si ce n’est inverses à l’effet recherché. On a pourtant eu une expérience grandeur nature pendant 13 ans aux USA avec des résultats exécrables.Mais bon, on ne lit pas, on n’évalue pas…
    2. Le trafic illicite de cannabis est un fléau social, générant notamment une criminalité monstre au niveau national et international, finançant notamment des organisations face auxquelles on envoie nos soldats se faire trouver la peaux. Légaliser signifie casser ce trafic, ce qui ne veut pas dire qu’on aura réglé le problème de fond, mais ça c’est une autre histoire.
    3. Légaliser veut dire contrôler la qualité du produit (euh… je crois que c’est nécessaire !), avoir un suivi fin et chiffré de la consommation et se donner les moyens de faire de la prévention. La base d’une politique publique de santé quoi. Oui, encore faut il lire, évaluer, tout ça…

    Bref, la « lutte » contre la consommation de cannabis en France est peu ou prou aussi efficace que la saignée des médecins de Molière. C’est sans aucun fondement scientifique et ça affaibli le malade. Mais on continue, un peu comme les Shadocks qui pompent comme des malades sans savoir pourquoi, de peur que s’ils arrêtent de pomper il se passe un truc plus grave que quand ils pompent.
    Pour paraphraser Marc Bloch, notre défaite face à la problématique de la consommation de cannabis en France et avant tout une défaite intellectuelle.

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