Ou comment le progressisme s’auto-détruit par le politiquement correct
A l’heure où les marques les plus populaires chez les jeunes jugent rentable d’étaler des slogans progressistes partout, nous pouvons difficilement prétendre à une disruptivité du progressisme dans ma génération. Le libéralisme économique a ce mérite de faire des marchés le reflet le plus fidèle de la société. Moi-même féministe, je suis bien la dernière à condamner cette tendance générale. Pourtant, j’en condamne les effets : le progressisme est si répandu qu’il ne prend plus la peine (nécessaire) de défendre des arguments solides pour légitimer son existence. Au lieu de débattre avec ses détracteurs, il les censure. Cette tendance mène le progressisme à sa perte, le changeant en un colosse aux pieds d’argile ne sachant plus réfléchir et agir avec finesse, dont la mort intellectuelle en fait la caricature de lui-même.
Censurer ceux qui ne pensent pas comme nous, c’est progressiste ou facho ?
Ce qui me pousse à écrire, ce n’est pas tant la pensée progressiste, que je partage. C’est l’incapacité de ceux et celles qui sont censés le défendre à le faire. Si je le critique aussi durement, c’est parce que je veux qu’il reste vigoureux, car il est à mon sens nécessaire. Or, aujourd’hui, la paresse intellectuelle le gangrène.
Le progressisme ne débat plus, il combat. Il s’ancre dans les territoires conquis, et étouffe la parole de ses adversaires. Il est partout dans les sphères médiatique et universitaire, qui parlent plus fort que les autres. La logique progressiste recouvre alors tous les discours, jusqu’à ce que rien ne lui oppose contraste. C’est alors que les valeurs progressistes deviennent des valeurs par défaut ; des ennemis quasi invisibles, mais extrêmement dangereux. Ce que j’appelle les valeurs par défaut, ce sont les convictions que vous avez sans jamais vraiment les avoir questionnées. Comme le poisson rouge qui ne voit plus l’eau dans laquelle il nage, vous les prenez pour acquises, évidentes, logiques. Vous n’avez jamais sérieusement écouté les rares qui s’y opposent, ce sont des cons. Aujourd’hui, on ne débat plus pour défendre la reconnaissance de l’homosexualité, pour défendre la normalité des enfants hors mariage, pour défendre l’IVG.
Le progressisme a encore lieu d’être et de se battre, mais il ne se bat plus avec sérieux intellectuel et maîtrise de l’art du débat.
Cette situation peut sembler idéale : si tout le monde est progressiste, alors les femmes et minorités ne subiraient plus de discriminations ? Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Le progressisme a encore lieu d’être et de se battre, mais il ne se bat plus avec sérieux intellectuel et maîtrise de l’art du débat.
Le cœur du problème, c’est l’inaptitude à combattre dans l’arène intellectuelle. L’entre-soi idéologique fait fondre la capacité à défendre son avis. Si je tiens autant à la critique, c’est parce qu’une foule entraînée par un même mouvement ne répond plus qu’à elle-même ; et chaque élément englouti ne peut prendre de la hauteur pour juger les dérives de son propre torrent. Ainsi, l’honnêteté intellectuelle qui m’est si chère ne saurait se passer d’un examen attentif des critiques les plus piquantes. Le progressisme manque clairement de cet exercice.
En lisant et regardant des débats opposant progressistes à conservateurs, le désarroi m’envahit. Comment prendre le progressisme au sérieux lorsqu’il est défendu par des faux arguments ? A chaque fois, les mêmes mots décrédibilisent et ridiculisent le discours progressiste. Je ne saurais citer un seul débat où aucun n’est revenu au moins une fois. Faites le test, le bilan est sans appel.
Pour apprendre en s’amusant, petit bingo ludique et inquiétant à faire la prochaine fois que vous regarderez un débat du type :

Trêve de plaisanteries. Savoir reconnaître la justesse des critiques et savoir y répondre est essentiel. Seul un raisonnement fin peut s’introduire dans les failles du discours adverse. Connaître les critiques est indispensable pour affûter la lame des arguments. Sans cet exercice, elle s’émousse ; et celui qui la manie dans l’arène des idées doit s’agiter disgracieusement pour attaquer le discours de l’adversaire d’un coup mal exécuté. Le résultat grossier réduit son camp en ridicule. La bataille n’a été que la scène d’un géant fainéant, qui, ne comptant que sur le poids de son influence, n’a pas affûté ses arguments ; et sa lourdeur l’a précipité dans sa chute.
Quelle protection le féminisme offre-t-il aux victimes de sexisme si son fer de lance est le mythe de l’inégalité salariale à poste égal ?
Par le lâche évitement du combat, le progressisme se complaît dans le confort de la mollesse des mots creux. Extensibles, compressibles, modelables à loisir, on les étire pour recouvrir ce qu’on ne veut pas voir. On les encastre dans tous les recoins de débats pour combler des vides. On les dresse devant soi pour parer l’attaque incisive. En les tordant et les triturant au gré de nos usages, on leur fait perdre leur essence, leur signification précise. Or, un mot qui n’a pas de sens n’a pas de valeur. Sexisme, mysogignie, racisme, islamophobie, grossophobie, transphobie, embyphobie, biphobie, homophobie, lesbophobie, sont autant de mots qui désignent une réalité concrète et palpable. Les phénomènes qu’ils désignent au sens pur existent. Pourtant, ils sont étirés pour englober tous les phénomènes qui s’en rapprochent de près ou de loin.. On pourrait me rétorquer que les apposer même à la plus subtile de leur expression permet de lutter plus activement contre tous les aspects de haine. Activement, certes ! Énergiquement ! Farouchement ! Mais les mots sont nos meilleures armes. Ils doivent être précis et justes pour être efficaces. Des mots usés à tort et à travers, devenus caricaturaux, moqués, dilués dans l’eau boueuse de l’exagération et le fanatisme, sont des mots qui ne valent pas mieux que des morceaux de pâte à modeler face aux épées soigneusement affûtées. Ce n’est pas aider les victimes de cette haine que d’affaiblir les armes qui leur sont vitales. Quelle protection le féminisme offre-t-il aux victimes de sexisme si son fer de lance est le mythe de l’inégalité salariale à poste égal ? Quelle protection le body-positivisme offre-t-il aux victimes de grossophobie si son fer de lance est d’affirmer que l’obésité est bonne pour la santé ? Usons justement des mots, au risque de les perdre.
La censure, ou la menace de lynchage, devient si fréquente qu’elle paraît devenir une méthode habituelle du camp du progrès. C’est ça le débat démocratique dans le camp du bien ?
En plus de perdre leur noble rôle d’arme intellectuelle, ces mots revêtent désormais la méprisable fonction de menace. On les utilise à tort et à travers pour faire taire les conservateurs. Cette pratique lâche décrédibilise encore le progressisme. Une idée bien fondée n’a pas besoin de psychiatriser ou de criminaliser ses opposants.
Une idéologie qui insulte ou fait disparaître ceux qui n’en sont pas assez proches ressemble étrangement au fascisme ; et je refuse que mes convictions soient inséparables de ces méthodes détestables. Je suis défenseuse du féminisme et farouchement défenseuse de ceux qui veulent le critiquer ; car les masquer ne fait qu’enfermer le bouillonnement sous un couvercle fragile, auquel s’ajoute la colère de ceux qui ont été réduits au silence. La censure, ou la menace de lynchage, devient si fréquente qu’elle paraît devenir une méthode habituelle du camp du progrès. Quel terrible aveu de faiblesse que de devoir menacer ses adversaires pour prospérer ! Regardez ceux qui, pour un mot déplacé, ou une idée à contre-courant, se sont vus insultés, lynchés, bloqués. Leur compte a été signalé, banni, supprimé. On demande des comptes à leur entourage, on exige de leur employeur qu’il soit viré, on leur tourne le dos. C’est ça le débat démocratique dans le camp du bien ?
Le camp du progrès a, dans cette lutte, souvent l’aval des GAFA, dont les algorithmes tendent à devenir les arbitres de l’arène intellectuelle. Ces dernières semaines, la purge sur Twitter ne fait pas de doute sur la cible visée : Donald Trump d’abord, puis ses soutiens, et tous ceux qui gravitent dans l’univers de la fachosphère. Et alors que les bannis se réfugiaient sur les terres vierges de réseaux alternatifs, la chasse à la sorcière les poursuit. Google et Apple bloquent l’installation de l’application Parler. Les explications sont fumeuses : y seraient publiés des discours de haine. Si la présence de haine déclenchait l’interdiction d’un réseau social, Twitter n’aurait pas existé longtemps. À quoi, au juste, nous mène la lutte contre la haine, quand tous les discours condamnant le progressisme sont diagnostiqués comme haineux ? Certains voudraient faire de l’espace de débat public un “safe space” pour les minorités oppressées. Mais qu’est-ce qu’un safe space ? Est-on en sécurité seulement là où personne n’entre en désaccord avec nous ? C’est pour moi la plus dangereuse des zones.
Alors, amis progressistes, débattez, informez-vous, remettez-vous en question ! Lisez Marianne, Valeurs Actuelles, écoutez Alain Finkielkraut et Eric Zemmour ! Solidifiez votre argumentaire, fondez vos idées, affûtez la lame de vos arguments ! Mais ne vous vautrez pas dans la mollesse fainéante du confort idéologique, au prix de voir vos idéaux piétinés dans la boue par ceux que vous n’aurez pas eu la force de combattre.
L’auteur

Domitille Viel