De l’impuissance des anti-modernes

Pour un anti-modernisme réinventé ?

« La droite ne parvient pas à déposer un diagnostic cohérent sur la société moderne car elle refuse le fait générateur duquel ruisselle l’ensemble des maux qu’elle dénonce : le marché et son mode de fonctionnement capitaliste, basé sur l’exploitation et la spoliation des forces productives par la bourgeoisie. », nous dit la gauche.

Etienne Le Reun

Voilà donc où nous en sommes, tout le monde critique, au fond, la modernité. Mais la gauche (celle qui demeure de gauche) s’octroie le monopole du réel en ce qu’elle ose nommer ce qu’elle tient, bec et ongles, comme l’origine de tous nos maux. La droite, celle qui pense et pousse l’analyse plus loin que quelques justifications d’une xénophobie mal digérée, ne ferait au fond que camoufler son irrémédiable soumission au marché derrière un bestiaire lexicologique confus allant de “l’illibéralisme” à « l’anti-consumérisme », autant de cache-sexes pour ne pas dire le mot, tout en tentant péniblement de proposer une critique de la société moderne. 

Le capitalisme castrerait la droite, contrainte à toutes sortes de contorsions idéologiques pour accoupler deux antagonismes fondamentaux : sa soumission, en acte, à la matrice libérale et capitaliste lorsqu’elle arrive au pouvoir et la nécessité vitale, qu’elle saisit justement, de mettre en forme une critique métapolitique forte et combative de l’idée moderne. Alors le camp réactionnaire joue les prolongations, déambule dans un espace idéologique dont la gauche a, très habillement, circonscrit l’espace utilisable.

Le ressassement incessant de la droite autour de thèmes parfaitement contingents et structurellement (en tant qu’objets sociaux) vides, […] sont les symptômes évidents d’un désoeuvrement théorique.

Nos conservateurs se rabattent minablement sur des sujets creux, sur les quelques miettes périphériques dont ils peuvent, moyennant encore une fois quelques amputations de précaution, proposer une critique suffisamment convaincante sans s’approcher de trop du coeur du brasier (ou ce qu’ils prennent pour son coeur) : l’idée, le mot, capitaliste. J’émets l’hypothèse que le ressassement incessant de la droite autour de thèmes parfaitement contingents et structurellement (en tant qu’objets sociaux) vides, tels que l’épouvantail « woke » et sa déclinaison ontologique, le « déconstructivisme », sont les symptômes évidents d’un désoeuvrement théorique.

De manière amusante, probablement involontairement, la gauche (de gauche) a contraint la droite au ressassement, ce même ressassement qu’elle lui reproche aujourd’hui (à raison). Ces thèmes ont effectivement l’heureuse capacité pour la droite de pouvoir recevoir une critique sociale suffisamment conséquente pour dissimuler la véritable raison de leur (sur)traitement dans la métapolitique conservatrice : leur éloignement (apparent ou réel, là n’est pas la question) avec la focale de la gauche qu’est le système économique comme « fait générateur ».

La droite est fainéante, castrée et contrainte à la discussion de périphérie intellectuelle autour de la centralité idéologique et de l’hégémonie théorique de la gauche. Alors qu’elle me semble avoir,  au moins en partie, rattrapé son retard médiatique, il semblerait que la droite ne parvienne pas à s’extraire d’un sentiment diffus mais profond, proche du complexe d’infériorité permanent. Interrogeons-nous : comment se fait-il qu’une force politique largement majoritaire sur le plan électoral et idéologique (si l’on en croit le travail plus ou moins sérieux des instituts de sondages) et ayant plus que rattrapé son retard de représentativité médiatique, continue de se prélasser dans une marginalisation victimaire ? Disons le autrement : pourquoi la droite la moins minoritaire et marginalisée s’attache-t-elle abusivement à cet artefact pseudo-résistant ?

Il semblerait que la droite ne parvienne pas à s’extraire d’un sentiment diffus mais profond, proche du complexe d’infériorité permanent.

La réponse est toute trouvée : les médias, l’opinion majoritaire et électorale, pourquoi pas même l’accession aux responsabilités politiques, ne pourront jamais suffire à épancher la douleur d’amour-propre des anti-modernes provoquée par la privatisation idéologique de la critique sociale à travers la focale du mode de production.

Comment critiquer la modernité si toute critique doit nécessairement finir son échafaudage théorique dans la grande conclusion de l’influence des rapports de production sur le monde social ?

Comprenez-moi, au fond, les honneurs politiques et électoraux ne valent rien ; ils sont parfaitement accessoires, face à la nécessité de renouer avec une critique de la modernité pour le camp conservateur. Les antimodernes sont donc en tenaille : se faire plus anticapitalistes que les anticapitalistes et mourir d’incohérence ; ou continuer de recycler quelques idées et penseurs des siècles passés, arrangeant quelques arguments vus et revus pour leur donner un petit côté sulfureux et adaptés à une nouvelle critique de la modernité, qui n’est ni nouvelle ni une critique à proprement parler ?

Tant que les anti-modernes ne reviendront pas à la genèse de leur impuissance théorique, la situation continuera de se scléroser. Si, comme je le crois profondément, la raison d’être des mouvements réactionnaires est de proposer une analyse et un diagnostic en constant perfectionnement sur la modernité et son influence sur la santé de nos sociétés, alors il est temps que les théoriciens anti-modernes se ressaisissent.

En posant comme fait générateur de la modernité l’indiscutable influence des rapports de production, en ramenant toutes les pathologies sociales, fût-ce après moultes pirouettes théoriques, à cet unique leitmotiv génésiaque, la gauche a réussi à forcer les anti-modernes à l’ablation théorique. Plutôt que de s’attacher à surmonter l’immense difficulté théorique que représente la critique du marché comme unique fait générateur de l’époque, les intellectuels réactionnaires se sont laissés parquer dans cet enclos idéologique, acceptant tacitement de réduire l’ampleur de leur travail à quelques ratiocinations identitaires, couplées à une obsession pour la décadence (constatée, mais jamais analysée socialement en dehors d’une ou deux analogies historiques ayant trait à la Rome antique).

Et pourtant, l’axiome que nous citions dans les prémices de ce papier, celui-qui établit le capitalisme marchand comme indétrônable facteur explicatif du moderne, n’est puissant théoriquement que de son immunité aux foudres de la critique castrée des réactionnaires.

Les intellectuels réactionnaires se sont laissés parquer dans cet enclos idéologique, acceptant tacitement de réduire l’ampleur de leur travail à quelques ratiocinations identitaires, couplées à une obsession pour la décadence.

Je l’écris ici, tout en comprenant bien que l’explicitation et le développement théorique de cette unique affirmation nécessiteraient au moins un autre papier, si ce n’est un essai dédié : la modernité n’est pas produite par son mode de fonctionnement économique et productif. Elle le produit, subit son influence postérieure, sans aucun doute. Mais la modernité n’est pas le produit unique et pur d’un mode de production. Si l’on sort de cette impasse idéologique qu’est le fait générateur unique, il devient alors possible de proposer une analyse critique de la société moderne d’une toute autre puissance que celle de nos intellectuels réactionnaires, contraints à tourner en rond autour du totem capitaliste sans s’en approcher de trop tout de même, sous peine de dissonance cognitive.

Dans la lignée de certains travaux de l’école de Francfort, il revient alors à ces nouveaux critiques de proposer une analyse de l’idée moderne, non pas comme “produit” mais comme “générateur” et ses relations avec des thèmes aussi larges que la réification sociale, l’insécurité identitaire, les relations interindividuelles sous la modernité, le ressentiment social, le culte narcissique, les nouveaux récits politiques…

Pour l’heure, concluons sur cette idée : le marché ne saurait expliquer la modernité, la modernité explique le marché, tout comme elle explique de nombreuses pathologies sociales. L’idée selon laquelle toute critique sociale devrait d’abord, à la racine, s’appuyer sur une critique du système capitaliste, en plus de bloquer toute élaboration théorique d’ordre supérieur, ne permet pas de rendre compte de la complexité du moderne dans le monde social.

L’anti-moderne ne sera jamais un anti-capitaliste, non pas qu’il adule le marché, qu’il refuse les rapports de classes, de domination, mais sa critique doit sortir des sillons stériles pour une nouvelle théorie plus puissante. Si la modernité est aussi rapide, riche d’incohérences, bouillonnante de malaise qu’elle semble l’être, alors pourquoi nos réactionnaires s’étendent-ils en longueur sur des objets vides, historiquement datés ou socialement anecdotiques ? Ce qu’ils ne voient pas, c’est que le moderne est un grand voile et c’est pourtant ici que tout débute. Le rôle de l’anti-moderne est de tenter de saisir les modalités, l’incarnation, la forme de ce nouveau paradigme, qui ne saurait se résumer à la manière dont les hommes s’échangent et/ou se confisquent les ressources.

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