Le souverainisme ne fait aucun sens – Partie I

L’arnaque théorique du souverainisme

Cet article est une réponse (partielle) au très bon podcast d’Emilien et Elodie en compagnie de Paul Melun sur le sujet du souverainisme. Si son visionnage n’est pas obligatoire pour comprendre cet article, je vous encourage à aller l’écouter tant il développe avec intelligence le sujet du souverainisme à gauche. L’article qui suit se veut volontairement provocateur et a vocation à stimuler le débat intellectuel. L’analyse développée ici s’appuie en partie sur l’ouvrage « Souveraineté et Désordre Politique » de Guilhem Golfin, dont je ne peux que vous recommander la lecture. J’ai tout fait pour vulgariser les concepts politiques abordés ici, de manière à ce qu’ils soient à la portée du plus grand nombre.

Maxime Feyssac

Je vous entends déjà vous alarmer devant votre écran « comment ça, la souveraineté ça n’a aucun sens ? Encore un jeune européiste, woke et progressiste qui veut détruire notre civilisation et notre Nation ! ». Et pourtant, vous ne pourriez pas être plus éloignés de la vérité. Et si je vous disais qu’au contraire, le progressisme c’est de se prétendre souverainiste ? Je vous laisse quelques secondes pour vous remettre de ce mind-fuck politique, puis je vous laisse me suivre dans ce passionnant endroit qu’est le monde de la philosophie politique.

Tout d’abord, pourquoi parler de souveraineté ?

A moins d’avoir passé les dix dernières années sous un rocher au fond de l’océan, vous avez sûrement remarqué que notre société traverse une sorte de crise existentielle. Nous vivons une période de doute profond en France, et de manière plus générale dans le monde occidental. Cette crise traverse tous les aspects de la vie en société : notre économie, notre manière de gouverner, nos mœurs, notre culture, etc. Certains à droite, comme Nicolas Dupont-Aignan ou Eric Zemmour, parlent « d’une crise de civilisation » ou de « guerre civile » pour qualifier ce phénomène, et brandissent la souveraineté comme remède à ces maux. Si cette posture peut paraître assez conservatrice au premier abord, elle existe pourtant également à gauche. Beaucoup à gauche évoquent une « crise du capitalisme », qui se manifesterait par une saturation de la société de consommation, une hégémonie de la finance internationale, une crise de la participation démocratique, et l’américanisation de notre culture. C’est la posture défendue par des socialistes comme Arnaud Montebourg ou Jean-Pierre Chevènement. Et nous ne parlerons même pas de la gouvernance européenne, qui s’immisce chaque jour un peu plus dans notre souveraineté nationale avec une politique de « petits pas » qui consiste à confier à l’Union européenne une part grandissante de nos politiques publiques.

La souveraineté pour les nuls : la souveraineté qu’est-ce que c’est ?

Pour être bref, la souveraineté, cela signifie aujourd’hui l’indépendance du pouvoir politique vis-à-vis de tout pouvoir extérieur ; c’est l’autorité et la puissance suprême de l’Etat. Cette définition est celle donnée (à peu de chose près) par Jean Bodin dans « Les six livres de la République » (1576). A l’échelle nationale, elle a pour conséquence une compétence juridique exclusive sur un territoire et une population donnés, à l’intérieur de frontières claires ; à l’international, cela signifie un ordre diplomatique fondé sur l’indépendance des Etats ainsi que sur une égalité réciproque. Chaque Etat est souverain chez lui : « ma maison, mes règles ». Les « souverainistes » (de gauche comme de droite) opposent cette vision à l’émergence d’un ordre supranational qui viendrait s’immiscer dans les lois internes des Etats (généralement on parle de l’Union européenne ou de l’ONU). Ils nous présentent la souveraineté comme (au choix) un moyen de révolte des peuples, ou un moyen de réaffirmer l’importance de l’Etat-Nation. Cela vous parait intelligent ? Ça ne l’est pas. Cette opposition entre souverainisme nationaliste et supranationalisme mondialiste est stérile et ne nous mènera nulle part.

Ce retour fantasmé à une souveraineté « à l’ancienne » est une illusion. Une illusion, car il n’y a tout d’abord jamais de retour en arrière. Sans parler de « sens de l’histoire » comme le faisait Hegel, revenir à un statu quo antérieur est impossible car toute restauration d’un régime passe nécessairement par une réinterprétation et des innovations. Mais c’est surtout une illusion car (et cela sera le point central de cet article) la souveraineté au sens moderne du terme est forcément rattachée à l’anthropologie individualiste et à la philosophie politique libérale qui en découle. Et alors là, écoutez bien parce que celle-ci elle est importante : l’Etat-Nation n’a rien de naturel et n’est qu’une construction intellectuelle artificielle au service d’intérêts économiques et matériels (“Souveraineté et désordre politique”, Gulhem Golfin, 2017). C’est pour cela que la théorie souverainiste et la théorie mondialiste sont les deux facettes d’une même médaille : les deux ne sont que des constructions humaines que l’on prétend être naturelles (que ce soit au nom du principe de nation pour le souverainisme, ou au nom du principe de progrès pour le mondialisme). Et le plus important : les deux sont au service du même matérialisme dont on n’a de cesse de déplorer les effets sur la morale et le bien commun (surtout à droite).

Qu’est-ce qu’est VRAIMENT la souveraineté ?

Alors qui est à blâmer pour cette escroquerie intellectuelle qu’est le souverainisme ?  C’est (en gros) la faute de Bodin. Bon, c’est aussi peut-être la faute de certains auteurs modernes, tels Thierry Baudet (Indispensables frontières. Pourquoi le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie, 2015) qui continuent d’alimenter intellectuellement le camp du souverainisme à coups de fausses promesses. Notre brave Thierry lui aussi voit l’État-Nation souverain comme étant le seul système juridique de pouvoir capable de fédérer la loyauté des hommes et de susciter une culture commune ; là encore, la souveraineté est vue comme un principe naturel. En gros, c’est la souveraineté qui ferait « passer des individus isolés au stade de peuple rassemblé » (Jacques Sapir « Souveraineté, démocratie, laïcité », 2016). Et d’ailleurs, pendant qu’on y est, je pense que Jacques Sapir se trompe aussi lorsqu’il écrit que « sans souveraineté, il n’y pas de légitimité ».

Reprenons les bases, sous une formulation la plus simple possible.

On est en 1576, et par une belle journée ensoleillée, Bodin fonde le principe de République sur la souveraineté en écrivant :

« La République est un droit de gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ».

Cette conception est ensuite reprise par plusieurs juristes français, comme Charles Loyseau qui écrit en 1608 dans « Traité des Seigneuries » :

« La souveraineté est inséparable de l’Etat, duquel, si elle lui était ôtée, ce ne serait plus un Etat »

A partir de ce moment, la souveraineté est donc vue comme l’essence même de l’Etat, ce qui lui permet d’exister. Et si vous pensez que ça fait léger comme sources, allez lire « De la souveraineté du Roi et de son royaume » (1615) de Savaron, ou encore « Traité de la souveraineté du Roi » (1632) de Cardin le Bret ; vous verrez, c’est passionnant (non), et ils racontent tous la même chose à peu de détails près. La plus connue de ces sources reste sûrement Thomas Hobbes, qui affirme dans le « Léviathan » (1651) que la souveraineté est l’âme qui donne vie à l’État. Oui mais petit « hic » : la souveraineté, à l’origine, cela ne veut pas dire « puissance et autorité souveraines de l’Etat ». Rectification : ça ne veut PAS DU TOUT dire ça.

Le mot souveraineté apparaît pour la première fois dans des Psaumes du XIIème siècle (bien avant Bodin, donc) et signifie à l’origine une élévation morale. Ce n’est qu’à partir du XIVème qu’on utilise le mot souveraineté pour désigner l’autorité politique, dans « Les songes du Verger ». Le mot souveraineté est alors utilisé pour traduire le latin « auctoritas superlativa », soit « l’autorité suprême ». Et c’est là que les choses sont intéressantes : à l’époque, autorité ne veut pas dire pouvoir. « Mais enfin Maxime, c’est la même chose, tu chipotes » me direz-vous. NON. On distingue en effet l’auctoritas (la dignité, l’honneur) de la potestas (le pouvoir, la capacité d’action). Un exemple concret : les empereurs romains ne se distinguent pas par leur capacité d’action (l’empereur n’est en réalité qu’un magistrat), mais par leur autorité, fondée sur un énorme prestige (John Scheid commentaire de « Faits du Divin Auguste », 2007).

Soyons donc clairs : l’autorité est la supériorité attachée à la personne (ou l’institution), tandis que le pouvoir est la puissance publique s’exerçant par des moyens légaux. Au début du Moyen-Âge, le pape Gélase traduit cela comme la distinction entre l’autorité pontificale et la puissance royale (« Regesta Pontificum Romanorum tome 1 [ab condita Ecclesia ad annum post Christum natum MCXCVIII] »).

Cette distinction entre autorité et pouvoir est essentielle ; c’est elle qui va structurer la politique de l’Europe occidentale, de la restauration de l’Empire par Charlemagne jusqu’à la réforme protestante. A cette période, le principe d’autorité sacrée est incarné par le chef de la chrétienté : l’Empereur puis le Pape, en fonction de l’époque. Dans les deux cas, l’auctoritas superlativa est ici une légitimité ; et précisément c’est cette idée qui se traduit en français par le terme souveraineté. En bref, la notion originelle de souveraineté exclut la notion de pouvoir ou de puissance publique (ce qui relève du gouvernement ou de l’administration). Or, pour Bodin la caractéristique essentielle et première de la notion de souveraineté est « la puissance de donner loi à tous en général et à chacun en particulier ». Bodin fait donc en fait l’erreur de fusionner potestas et auctoritas, pouvoir et autorité. Traduction : Bodin n’avait pas compris le principe de souveraineté. CQFD.

L’importance de distinguer la souveraineté des Anciens de celle des Modernes

Mais alors, pourquoi est-ce si important de distinguer autorité et pouvoir ? Après tout, on s’en fiche non ? Détrompez-vous, car c’est le cœur de notre conception de ce qu’est la politique qui est en jeu. A l’origine, le rôle de la souveraineté est de penser l’ordre politique en termes de dualité entre autorité et pouvoir, telles deux forces qui s’équilibrent. La souveraineté est l’autorité suprême qui couronne les pouvoirs subalternes, et tranche seulement en dernier ressort en cas de conflit. Elle est garante du bien commun, de la justice, de la paix, mais également de la diversité des pouvoirs au sein de la communauté politique.

Bien sûr, une telle autorité n’est quasiment concevable que dans un contexte de reconnaissance du sacré et d’un bien commun unique ; car l’autorité (l’empereur, le pape, le souverain) qui peut prétendre à un tel statut est le souverain sur Terre en tant que représentant l’image du véritable Souverain : Dieu, ou un principe moral supérieur.

Cette séparation des pouvoirs (ou « subsidiarité », pour ceux qui préfèrent les mots compliqués), fait en sorte que l’autorité supérieure ne s’ingère pas au sein d’un pouvoir reconnu comme légitime (par exemple, son jugement n’est mobilisé qu’en dernier recours, à la manière d’une cour d’appel, que lorsque toutes les instances inférieures avaient failli). La particularité de la France vient du fait que le Roi, plutôt que le Pape ou l’Empereur, a pendant longtemps incarné cette autorité, pendant que les seigneurs incarnaient le pouvoir local.

Vous voyez donc mieux l’erreur du concept de souverainisme moderne : quand Bodin fusionne autorité suprême légitime et puissance publique, il crée un déséquilibre, car il concentre les différents attributs du pouvoir en une instance unique ; en gros, il crée un dictateur.

Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, non, le souverain du Moyen-Âge n’était pas un tyran qui avait tous les pouvoirs ; au contraire. Il n’y a que nos Etats modernes qui sont des tyrans. Et oui, car si la puissance publique est investie de l’autorité suprême, qui la jugera si elle dépasse les bornes ?

Le problème de Bodin est donc qu’il rompt avec la distinction chrétienne entre le spirituel et le temporel (rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu), ainsi qu’avec la distinction romaine entre la dimension morale et la dimension de puissance du pouvoir.

« Où est le problème » me direz-vous. LE PROBLEME c’est que Bodin soumet l’autorité morale à la puissance brute, comme si la force faisait la légitimité du pouvoir : j’ai raison parce que c’est moi le plus fort. Or, on ne suit pas quelqu’un car il est plus fort que nous, mais car il a raison, car il est sage ; sinon il s’agit d’un tyran. Pourquoi Bodin fait-il cela ? Après tout, Bodin était loin d’être un idiot ; il était d’ailleurs sûrement beaucoup plus intelligent que moi. Tout simplement car Bodin constate un mal de son époque, qui est encore d’actualité aujourd’hui : le conflit des confessions religieuses et l’absence de consensus sur le bien commun. Bah oui c’est logique : si on n’est pas d’accord sur la définition du bien, comment s’accorder autour d’une autorité unique qui définirait ce bien sans avoir besoin de l’asseoir par la force ? Mais ça, c’est une histoire pour un autre jour. On a déjà vu beaucoup de choses aujourd’hui, et je ne voudrais pas que vous fassiez une overdose de philosophie politique. Alors ciao à tous, et on se retrouve très vite pour une explication plus approfondie du fondement philosophique de la notion moderne de souveraineté.

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