Suis-je un bon républicain ?

Ou comment la République est devenue une formule creuse…

Le mot de « République » est omniprésent dans le débat public, d’autant plus en temps de campagne électorale. Il suffit d’écouter un meeting, un débat, ou quelque intervention d’un politique pour être sûr que ce terme revienne en boucle. Il est en effet de bon ton de s’affirmer « républicain » (et il faut montrer qu’on l’est plus que les autres) mais le fait que cette notion soit brandie en permanence et par tout le monde devrait pousser à s’interroger sur l’usage qui en est fait. On se rend alors compte que ce noble concept est devenu vide et fourre-tout…

Emilien Pouchin

Qu’est-ce que la République ?

Commençons, avant de constater à quel point ce mot a perdu son sens, par tenter de le définir. Selon le Larousse, la république est « une forme d’organisation politique dans laquelle les détenteurs du pouvoir l’exercent en vertu d’un mandat conféré par le corps social ». Etymologiquement, ce mot vient de la Res Publica (la chose publique) romaine, c’est-à-dire le fait de mettre au cœur de la décision politique un peuple qui décide et un gouvernement qui se préoccupe de l’intérêt de tous. Il s’agit de ce fait d’une organisation du pouvoir dans la Cité qui est aux antipodes de la monarchie absolue héréditaire, où le royaume est le domaine d’un Roi qui acquiert le pouvoir par un droit de naissance et peut gouverner seul.

Dans l’inconscient collectif français, la République renvoie à un imaginaire plus fort que la démocratie

Montesquieu décrivait la République comme étant une construction politique où « le peuple, ou seulement une partie du peuple, y a la puissance souveraine » et la couplait avec le principe de séparation des pouvoirs. Dans son acceptation contemporaine, et surtout en France, elle est donc étroitement liée à la notion de démocratie. S’il n’est donc pas nécessaire d’entrer dans les détails pour séparer ces deux termes, on peut toutefois insister sur le fait que dans l’inconscient collectif français, la République renvoie à un imaginaire plus fort que la démocratie. La fameuse formule de Régis Debray « La République, c’est la liberté plus la raison. L’Etat de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, c’est ce qui reste de la République quand on éteint les lumières » en atteste et montre qu’un certain nombre de valeurs et de principes sont accolés à cette notion.  

Ainsi, si la République est en théorie un simple mode d’organisation du pouvoir politique dans la Cité, il est clair qu’elle a pris une dimension supérieure et s’est enrichie d’un certain nombre de valeurs et de symboles. On pourrait notamment citer dès la Première République le drapeau tricolore, Marianne, la devise, ou l’idée de la nation, puis plus tard, avec la Troisième, les principes d’universalisme et de laïcité. Une certaine idée de la République qui est rappelée dès l’article premier de la Constitution de la Cinquième : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

Une notion noble progressivement vidée de sa substance

En théorie, la République est donc une notion chargée d’histoire et de philosophie politique que chaque nation s’approprie à sa manière, l’enrichissant à mesure que le temps passe, de certains attributs. Aussi, il est incorrect de prétendre qu’en France, la République n’est rien d’autre qu’un mode d’organisation des pouvoirs. Or, il est également contre-productif de vouloir lui accoler trop de principes et de lui faire infiltrer toutes les sphères de la vie politique. C’est pourtant ce qu’il se passe dans le débat public depuis plusieurs années. Il en résulte qu’à force d’être utilisée à tort et à travers et brandie en toutes circonstances, la République a perdu son sens noble et s’est peu à peu vidée de son sens.

Cette tendance a peut-être émergé au début des années 2000 avec la constitution, en 2002 du « front républicain » contre Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle. Depuis, cette idée est restée sous-jacente et est régulièrement brandie contre les candidats du Rassemblement National (voire, plus récemment contre des candidats de gauche radicale, nous y reviendrons). Mais, en s’y penchant davantage, on se rend compte qu’elle n’a plus aucun sens. Il s’agit au mieux d’une ignorance de ce qu’est la République, au pire d’une rhétorique politique malhonnête de front contre le RN. En quoi Marine Le Pen est-elle anti-républicaine ? L’honnêteté intellectuelle pousse à dire qu’il est clair qu’elle n’a pas pour ambition de renverser le régime, d’instaurer une dictature et que, si elle arrivait au pouvoir, la République ne serait pas en danger. Sans doute que cette rhétorique du « front républicain » est une astuce des élites politiques installées au pouvoir pour vouer aux gémonies un parti et une candidate « populiste » qui les effraie.

Il existe pléthore d’exemples de manifestations absurdes d’autoglorification républicaine pour qui suit un tant soit peu l’actualité et les débats politiques. L’exemple le plus parlant et le plus drôle est sans doute celui de Jean-Michel Blanquer, qui avait déclaré, suite à une polémique sur les tenues des filles à l’école, qu’il fallait venir « habillé de façon républicaine ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien, évidemment. Blanquer ne savait sans doute pas quoi répondre et, ayant peur de passer pour un réac’, a utilisé cette formule fourre-tout pour s’en sortir. Dommage… Cette fois-ci c’était trop gros et à peu près tout le monde a relevé que cette phrase n’avait aucun sens.

Là, l’ultimatum est très clair : Valérie Pécresse incarne la République et ne pas voter pour elle, c’est être du côté des fossoyeurs de la République.

Dans cette campagne présidentielle, marquée par un niveau des débats plus bas que jamais, nous sommes abondamment servis en termes de formules creuses. Par exemple, Yannick Jadot affirme que s’il était élu, le ministère de l’Intérieur deviendrait le « ministère de la protection républicaine ». Quelle différence ? Aucune. Quel est le sens ? Dans le fond, aucun, mais dans la forme, cela lui permet de rappeler à qui ne le saurait pas qu’il est un fervent défenseur de la République et que lui maintiendra « l’ordre républicain », selon une formule très usitée et chère à Darmanin. Prenons un second exemple. Interviewé à la suite du scandale récent des maisons de retraites Orpea, Fabien Roussel répond : « Il n’est pas question que dans notre pays, en France, en République, il y ait des profits, de l’argent fait sur le dos de nos aînés ». Pourquoi « en République » ? Est-ce que cela voudrait dire que le fait d’avoir des maisons de retraites privées est fondamentalement incompatible avec un régime républicain ? Cela n’aurait pas tellement de sens… La vérité est qu’il est tellement devenu un mot creux qu’il a été ajouté aux éléments de langage des politiques et qu’il peut être prononcé à n’importe quel moment, dans n’importe quel contexte, sans que personne ne s’interroge.

Les deux exemples sont tirés de déclarations de candidats de gauche mais, évidemment, la droite n’est pas exempte de reproches. Au-delà de Blanquer, les macronistes utilisent cette notion très régulièrement (Darmanin, Schiappa, Attal, etc.). Cette formule leur sert sans doute à camoufler le vide idéologique qui se cache derrière le « en même temps ». Après tout, même si on n’y comprend rien, on peut être sûr qu’ils sont les plus républicains… Prenons enfin un dernier exemple, cette fois-ci tiré de la campagne des régionales de 2021. Au second tour des régionales de 2021, Pécresse s’est retrouvée face à une coalition PS-EELV-LFI. Au micro de France Inter, elle lançait alors un appel à « la mobilisation de tous les républicains sincères » derrière elle et présentait le vote de la manière suivante : « est-ce que vous voulez la République ou est-ce que vous votez contre la République ? ». Là, l’ultimatum est très clair : Valérie Pécresse incarne la République et ne pas voter pour elle, c’est être du côté des fossoyeurs de la République. On pourra noter au passage que cette fois-ci, l’appel au front républicain se mobilise contre la gauche.

Vers une fusion de la France dans la République ?

A cause de la centralité que prend le mot « République » dans les discours politiques, on remarque peu à peu qu’il tend à se confondre avec le mot « France ». Curieux, car comme le rappelle l’essayiste et journaliste François Bousquet, « La République n’est que la forme qu’a prise la France pendant une période de son histoire […] donc il y a une antériorité de la France ». Il poursuit en ajoutant que les soldats de la première guerre mondiale ne se sont pas battus pour défendre la République mais bien leur patrie, la France. Peut-être est-ce désuet de parler de France, ou trop conservateur, mais il me semble que tous ces hommes participent à la vie politique, qui se font élire, s’engagent pour la France ? Les candidats à la présidence de la république française veulent gouverner et représenter la France avant la République ? Sinon, pourquoi n’iraient-ils pas se présenter avec la même ferveur dans les innombrables autres républiques qui existent ?

Dans cette campagne présidentielle médiocre, ce débat est survenu car Zemmour a pris l’habitude de ponctuer ses discours par la formule « Vive la République, et surtout vive la France ! ». Mais quel genre de réactionnaire infréquentable est-il pour oser affirmer qu’il aime la France avant d’aimer la République ? Dans une discussion avec Alexis Corbière à ce propos, le 16 décembre, ce dernier a montré que France et République étaient pour lui la même chose. « Moi j’aime la République », affirmait-il. « Moi j’aime la France », lui répond Zemmour. Corbière poursuit en criant « Moi la France, je l’aime notamment parce que c’est une République, parce que la France de Vichy je ne l’aime pas, la France de 700 ans de monarchie je ne l’aime pas ». Dommage pour un professeur d’histoire… Alors peut-être faudrait-il enseigner l’histoire de la République à la place de l’histoire de France ? Le programme serait assurément plus léger ; il commencerait à partir de 1789 et prendrait soin d’ôter toutes les périodes non républicaines.

Quand l’invective remplace le dialogue et le désaccord construit, la liberté d’expression est mal en point… 

Finalement, il est clair que le mot « République » est un mot creux, à la mode, brandi à tort et à travers dans un débat public où pour assurer sa survie il faut réussir prouver qu’on est républicain, même un peu plus que les autres. Pour être accepté, pour être un adversaire respectable, il faut montrer patte blanche et le but de la lutte politique revient à exclure les autres du cadre de la respectabilité en les accablant de la pire accusation qui soit : « Vous n’êtes pas républicain ! ». Il semblerait que la notion se vide de son sens en même temps que le niveau intellectuel de nos politiques décroît.

Il est d’ailleurs intéressant de tracer un parallèle avec les notions de « populisme » et de « fascisme » (ou « facho ») qui ont, de la même manière, été vidées de toute leur substance politique et de toute leur historicité. Elles ne sont désormais uniquement utilisées dans le cadre de l’invective pour, une fois encore, exclure certains adversaires du cadre du débat public respectable. Tout ceci est déplorable puisque la base de la démocratie est de constituer un espace de liberté d’expression où se confrontent les opinions politiques divergentes. Être démocrate, c’est accepter le désaccord et surtout, accepter qu’autrui puisse avoir l’intelligence et la rationalité nécessaire pour défendre une opinion différente. Quand l’invective remplace le dialogue et le désaccord construit, la liberté d’expression est mal en point… 

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Le souverainisme ne fait aucun sens – Partie I

L’arnaque théorique du souverainisme

Cet article est une réponse (partielle) au très bon podcast d’Emilien et Elodie en compagnie de Paul Melun sur le sujet du souverainisme. Si son visionnage n’est pas obligatoire pour comprendre cet article, je vous encourage à aller l’écouter tant il développe avec intelligence le sujet du souverainisme à gauche. L’article qui suit se veut volontairement provocateur et a vocation à stimuler le débat intellectuel. L’analyse développée ici s’appuie en partie sur l’ouvrage « Souveraineté et Désordre Politique » de Guilhem Golfin, dont je ne peux que vous recommander la lecture. J’ai tout fait pour vulgariser les concepts politiques abordés ici, de manière à ce qu’ils soient à la portée du plus grand nombre.

Maxime Feyssac

Je vous entends déjà vous alarmer devant votre écran « comment ça, la souveraineté ça n’a aucun sens ? Encore un jeune européiste, woke et progressiste qui veut détruire notre civilisation et notre Nation ! ». Et pourtant, vous ne pourriez pas être plus éloignés de la vérité. Et si je vous disais qu’au contraire, le progressisme c’est de se prétendre souverainiste ? Je vous laisse quelques secondes pour vous remettre de ce mind-fuck politique, puis je vous laisse me suivre dans ce passionnant endroit qu’est le monde de la philosophie politique.

Tout d’abord, pourquoi parler de souveraineté ?

A moins d’avoir passé les dix dernières années sous un rocher au fond de l’océan, vous avez sûrement remarqué que notre société traverse une sorte de crise existentielle. Nous vivons une période de doute profond en France, et de manière plus générale dans le monde occidental. Cette crise traverse tous les aspects de la vie en société : notre économie, notre manière de gouverner, nos mœurs, notre culture, etc. Certains à droite, comme Nicolas Dupont-Aignan ou Eric Zemmour, parlent « d’une crise de civilisation » ou de « guerre civile » pour qualifier ce phénomène, et brandissent la souveraineté comme remède à ces maux. Si cette posture peut paraître assez conservatrice au premier abord, elle existe pourtant également à gauche. Beaucoup à gauche évoquent une « crise du capitalisme », qui se manifesterait par une saturation de la société de consommation, une hégémonie de la finance internationale, une crise de la participation démocratique, et l’américanisation de notre culture. C’est la posture défendue par des socialistes comme Arnaud Montebourg ou Jean-Pierre Chevènement. Et nous ne parlerons même pas de la gouvernance européenne, qui s’immisce chaque jour un peu plus dans notre souveraineté nationale avec une politique de « petits pas » qui consiste à confier à l’Union européenne une part grandissante de nos politiques publiques.

La souveraineté pour les nuls : la souveraineté qu’est-ce que c’est ?

Pour être bref, la souveraineté, cela signifie aujourd’hui l’indépendance du pouvoir politique vis-à-vis de tout pouvoir extérieur ; c’est l’autorité et la puissance suprême de l’Etat. Cette définition est celle donnée (à peu de chose près) par Jean Bodin dans « Les six livres de la République » (1576). A l’échelle nationale, elle a pour conséquence une compétence juridique exclusive sur un territoire et une population donnés, à l’intérieur de frontières claires ; à l’international, cela signifie un ordre diplomatique fondé sur l’indépendance des Etats ainsi que sur une égalité réciproque. Chaque Etat est souverain chez lui : « ma maison, mes règles ». Les « souverainistes » (de gauche comme de droite) opposent cette vision à l’émergence d’un ordre supranational qui viendrait s’immiscer dans les lois internes des Etats (généralement on parle de l’Union européenne ou de l’ONU). Ils nous présentent la souveraineté comme (au choix) un moyen de révolte des peuples, ou un moyen de réaffirmer l’importance de l’Etat-Nation. Cela vous parait intelligent ? Ça ne l’est pas. Cette opposition entre souverainisme nationaliste et supranationalisme mondialiste est stérile et ne nous mènera nulle part.

Ce retour fantasmé à une souveraineté « à l’ancienne » est une illusion. Une illusion, car il n’y a tout d’abord jamais de retour en arrière. Sans parler de « sens de l’histoire » comme le faisait Hegel, revenir à un statu quo antérieur est impossible car toute restauration d’un régime passe nécessairement par une réinterprétation et des innovations. Mais c’est surtout une illusion car (et cela sera le point central de cet article) la souveraineté au sens moderne du terme est forcément rattachée à l’anthropologie individualiste et à la philosophie politique libérale qui en découle. Et alors là, écoutez bien parce que celle-ci elle est importante : l’Etat-Nation n’a rien de naturel et n’est qu’une construction intellectuelle artificielle au service d’intérêts économiques et matériels (“Souveraineté et désordre politique”, Gulhem Golfin, 2017). C’est pour cela que la théorie souverainiste et la théorie mondialiste sont les deux facettes d’une même médaille : les deux ne sont que des constructions humaines que l’on prétend être naturelles (que ce soit au nom du principe de nation pour le souverainisme, ou au nom du principe de progrès pour le mondialisme). Et le plus important : les deux sont au service du même matérialisme dont on n’a de cesse de déplorer les effets sur la morale et le bien commun (surtout à droite).

Qu’est-ce qu’est VRAIMENT la souveraineté ?

Alors qui est à blâmer pour cette escroquerie intellectuelle qu’est le souverainisme ?  C’est (en gros) la faute de Bodin. Bon, c’est aussi peut-être la faute de certains auteurs modernes, tels Thierry Baudet (Indispensables frontières. Pourquoi le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie, 2015) qui continuent d’alimenter intellectuellement le camp du souverainisme à coups de fausses promesses. Notre brave Thierry lui aussi voit l’État-Nation souverain comme étant le seul système juridique de pouvoir capable de fédérer la loyauté des hommes et de susciter une culture commune ; là encore, la souveraineté est vue comme un principe naturel. En gros, c’est la souveraineté qui ferait « passer des individus isolés au stade de peuple rassemblé » (Jacques Sapir « Souveraineté, démocratie, laïcité », 2016). Et d’ailleurs, pendant qu’on y est, je pense que Jacques Sapir se trompe aussi lorsqu’il écrit que « sans souveraineté, il n’y pas de légitimité ».

Reprenons les bases, sous une formulation la plus simple possible.

On est en 1576, et par une belle journée ensoleillée, Bodin fonde le principe de République sur la souveraineté en écrivant :

« La République est un droit de gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ».

Cette conception est ensuite reprise par plusieurs juristes français, comme Charles Loyseau qui écrit en 1608 dans « Traité des Seigneuries » :

« La souveraineté est inséparable de l’Etat, duquel, si elle lui était ôtée, ce ne serait plus un Etat »

A partir de ce moment, la souveraineté est donc vue comme l’essence même de l’Etat, ce qui lui permet d’exister. Et si vous pensez que ça fait léger comme sources, allez lire « De la souveraineté du Roi et de son royaume » (1615) de Savaron, ou encore « Traité de la souveraineté du Roi » (1632) de Cardin le Bret ; vous verrez, c’est passionnant (non), et ils racontent tous la même chose à peu de détails près. La plus connue de ces sources reste sûrement Thomas Hobbes, qui affirme dans le « Léviathan » (1651) que la souveraineté est l’âme qui donne vie à l’État. Oui mais petit « hic » : la souveraineté, à l’origine, cela ne veut pas dire « puissance et autorité souveraines de l’Etat ». Rectification : ça ne veut PAS DU TOUT dire ça.

Le mot souveraineté apparaît pour la première fois dans des Psaumes du XIIème siècle (bien avant Bodin, donc) et signifie à l’origine une élévation morale. Ce n’est qu’à partir du XIVème qu’on utilise le mot souveraineté pour désigner l’autorité politique, dans « Les songes du Verger ». Le mot souveraineté est alors utilisé pour traduire le latin « auctoritas superlativa », soit « l’autorité suprême ». Et c’est là que les choses sont intéressantes : à l’époque, autorité ne veut pas dire pouvoir. « Mais enfin Maxime, c’est la même chose, tu chipotes » me direz-vous. NON. On distingue en effet l’auctoritas (la dignité, l’honneur) de la potestas (le pouvoir, la capacité d’action). Un exemple concret : les empereurs romains ne se distinguent pas par leur capacité d’action (l’empereur n’est en réalité qu’un magistrat), mais par leur autorité, fondée sur un énorme prestige (John Scheid commentaire de « Faits du Divin Auguste », 2007).

Soyons donc clairs : l’autorité est la supériorité attachée à la personne (ou l’institution), tandis que le pouvoir est la puissance publique s’exerçant par des moyens légaux. Au début du Moyen-Âge, le pape Gélase traduit cela comme la distinction entre l’autorité pontificale et la puissance royale (« Regesta Pontificum Romanorum tome 1 [ab condita Ecclesia ad annum post Christum natum MCXCVIII] »).

Cette distinction entre autorité et pouvoir est essentielle ; c’est elle qui va structurer la politique de l’Europe occidentale, de la restauration de l’Empire par Charlemagne jusqu’à la réforme protestante. A cette période, le principe d’autorité sacrée est incarné par le chef de la chrétienté : l’Empereur puis le Pape, en fonction de l’époque. Dans les deux cas, l’auctoritas superlativa est ici une légitimité ; et précisément c’est cette idée qui se traduit en français par le terme souveraineté. En bref, la notion originelle de souveraineté exclut la notion de pouvoir ou de puissance publique (ce qui relève du gouvernement ou de l’administration). Or, pour Bodin la caractéristique essentielle et première de la notion de souveraineté est « la puissance de donner loi à tous en général et à chacun en particulier ». Bodin fait donc en fait l’erreur de fusionner potestas et auctoritas, pouvoir et autorité. Traduction : Bodin n’avait pas compris le principe de souveraineté. CQFD.

L’importance de distinguer la souveraineté des Anciens de celle des Modernes

Mais alors, pourquoi est-ce si important de distinguer autorité et pouvoir ? Après tout, on s’en fiche non ? Détrompez-vous, car c’est le cœur de notre conception de ce qu’est la politique qui est en jeu. A l’origine, le rôle de la souveraineté est de penser l’ordre politique en termes de dualité entre autorité et pouvoir, telles deux forces qui s’équilibrent. La souveraineté est l’autorité suprême qui couronne les pouvoirs subalternes, et tranche seulement en dernier ressort en cas de conflit. Elle est garante du bien commun, de la justice, de la paix, mais également de la diversité des pouvoirs au sein de la communauté politique.

Bien sûr, une telle autorité n’est quasiment concevable que dans un contexte de reconnaissance du sacré et d’un bien commun unique ; car l’autorité (l’empereur, le pape, le souverain) qui peut prétendre à un tel statut est le souverain sur Terre en tant que représentant l’image du véritable Souverain : Dieu, ou un principe moral supérieur.

Cette séparation des pouvoirs (ou « subsidiarité », pour ceux qui préfèrent les mots compliqués), fait en sorte que l’autorité supérieure ne s’ingère pas au sein d’un pouvoir reconnu comme légitime (par exemple, son jugement n’est mobilisé qu’en dernier recours, à la manière d’une cour d’appel, que lorsque toutes les instances inférieures avaient failli). La particularité de la France vient du fait que le Roi, plutôt que le Pape ou l’Empereur, a pendant longtemps incarné cette autorité, pendant que les seigneurs incarnaient le pouvoir local.

Vous voyez donc mieux l’erreur du concept de souverainisme moderne : quand Bodin fusionne autorité suprême légitime et puissance publique, il crée un déséquilibre, car il concentre les différents attributs du pouvoir en une instance unique ; en gros, il crée un dictateur.

Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, non, le souverain du Moyen-Âge n’était pas un tyran qui avait tous les pouvoirs ; au contraire. Il n’y a que nos Etats modernes qui sont des tyrans. Et oui, car si la puissance publique est investie de l’autorité suprême, qui la jugera si elle dépasse les bornes ?

Le problème de Bodin est donc qu’il rompt avec la distinction chrétienne entre le spirituel et le temporel (rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu), ainsi qu’avec la distinction romaine entre la dimension morale et la dimension de puissance du pouvoir.

« Où est le problème » me direz-vous. LE PROBLEME c’est que Bodin soumet l’autorité morale à la puissance brute, comme si la force faisait la légitimité du pouvoir : j’ai raison parce que c’est moi le plus fort. Or, on ne suit pas quelqu’un car il est plus fort que nous, mais car il a raison, car il est sage ; sinon il s’agit d’un tyran. Pourquoi Bodin fait-il cela ? Après tout, Bodin était loin d’être un idiot ; il était d’ailleurs sûrement beaucoup plus intelligent que moi. Tout simplement car Bodin constate un mal de son époque, qui est encore d’actualité aujourd’hui : le conflit des confessions religieuses et l’absence de consensus sur le bien commun. Bah oui c’est logique : si on n’est pas d’accord sur la définition du bien, comment s’accorder autour d’une autorité unique qui définirait ce bien sans avoir besoin de l’asseoir par la force ? Mais ça, c’est une histoire pour un autre jour. On a déjà vu beaucoup de choses aujourd’hui, et je ne voudrais pas que vous fassiez une overdose de philosophie politique. Alors ciao à tous, et on se retrouve très vite pour une explication plus approfondie du fondement philosophique de la notion moderne de souveraineté.

Soljenitsyne et la société libérale

Une civilisation d’opulence en perte d’idéal

En cette période de crise planétaire, nous avons vu fleurir l’année dernière de nombreux discours sur “le monde d’après”. Même si ceux-ci ont rapidement déserté le débat public, il est important, dans le but de construire un futur meilleur, de poser un diagnostic précis sur notre société actuelle. Laissons donc Soljenitsyne porter son regard acéré sur notre civilisation : « Une âme humaine accablée par plusieurs dizaines d’années de violence aspire à quelque chose de plus haut, de plus chaud, de plus pur que ce que peut aujourd’hui lui proposer l’existence de masse en Occident que viennent annoncer, telle une carte de visite, l’écœurante pression de la publicité, l’abrutissement de la télévision et une musique insupportable ».

Emilien Pouchin

Dissident russe le plus célèbre, Soljenitsyne a connu le goulag et l’exil pour s’être opposé au régime communiste. Dans son discours de Harvard (1978), alors que toute l’assistance s’attendait à ce qu’il critique le paradigme communiste, il dresse une critique froide et acerbe de l’Occident et du modèle libéral qu’il entend promouvoir dans un contexte de Guerre froide. Pourtant, les pays du monde entier sont jugés sur leur avancement dans cette voie libérale (démocratie, économie de marché, libertés individuelles, etc.), qui semble être le modèle absolu, l’idéal à atteindre. On voit comment sont aujourd’hui jugés les pays dits « illibéraux » ou comment les classements internationaux tendent à promouvoir la société libérale.

Veritas est la devise de Harvard. Même si elle est parfois difficile à entendre, Soljenitsyne veut la présenter. Il articule son discours autour de trois tyrannies inhérentes au système démocratique libéral : le droit, la presse et le matérialisme.

La vie juridique : un essor impossible des grands hommes

La société démocratique encadre la vie des populations par le règne du Droit. Considéré comme l’émanation de la volonté générale, il est un instrument de régulation des relations, tant publiques que privées, auquel les populations se soumettent volontairement. Or, si la morale est évacuée, le Droit n’est plus un instrument pour atteindre une fin supérieure. Il devient lui-même une fin. Ainsi, Soljenitsyne montre que l’omniprésence du Droit n’élève pas les Hommes et se révèle incapable d’exploiter toutes leurs facultés, pour deux raisons particulières. Premièrement, si le Droit est la fin suprême de la vie en société, alors il n’est rien demandé de plus aux Hommes que de vivre dans le cadre qu’il impose ; rien ne les pousse à s’élever vers d’autres idéaux transcendants puisqu’une vie « bonne » est une vie conforme à la loi. Deuxièmement, ce cadre imposé par la loi est très rigide et incapable de toute nuance. Il « échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines ».

Soljenitsyne se rend alors compte que le contrôle juridique qui est opéré dans les sociétés démocratiques est précisément ce qui empêche l’essor des grands hommes, des héros, des individus qui façonnent l’Histoire : ceux qui sortent de l’ordinaire et prennent des décisions insolites. Au final, cet encadrement permanent de la vie des Hommes assoit et intériorise partout la médiocrité. « Lorsque la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme ».

La civilisation libérale, issue de la modernité, a ainsi intériorisé une définition de la liberté où toute référence morale est exclue.

La société libérale entérine, par le biais du Droit, la définition typiquement moderne de la liberté, définie selon la célèbre formule comme « s’arrêtant là où commence celle des autres ». Or, la philosophie chrétienne, à laquelle est attachée Soljenitsyne, comprend le concept de liberté comme la capacité laissée aux Hommes de choisir entre le Bien et le Mal. Autrement dit, alors que les animaux sont gouvernés par leurs instincts, les Hommes sont doués de conscience morale et peuvent renoncer à leurs impulsions primaires pour agir selon le Bien ; ils sont alors réellement libres. La différence entre la philosophie classique et moderne est ici patente. La civilisation libérale, issue de la modernité, a ainsi intériorisé une définition de la liberté où toute référence morale est exclue. Le problème est alors  qu’une liberté qui n’est limitée que par des rapports juridiques et non moraux accepte autant la liberté de faire le Bien que celle de faire le Mal…

La presse libre : une censure douce ?

Sur ce point également le discours de Havard est plus que jamais d’actualité. Soljenitsyne commence par aborder le sujet de la presse en énonçant que les impératifs de vente et de profit priment sur la recherche de Vérité, qui devrait pourtant être au fondement du journalisme. La presse et les journalistes ne se soumettent à aucune responsabilité morale. Ils peuvent diffuser des informations qui s’avèrent être fausses sans que jamais ils n’aient à s’excuser ou à rectifier. Même en essayant d’être de bonne foi, le journaliste est embarqué malgré lui dans une nécessité de l’immédiateté, dans un flot continu d’informations où la vérité se mêle aux rumeurs, aux fausses informations et aux conjectures.

De ce fait, les actualités ne sont jamais traitées en profondeur, le journalisme est gangrené par la hâte et la superficialité.  « Aller au cœur des problèmes lui est contre-indiqué, elle [la presse] ne retient que les formules à sensation ». A l’heure des réseaux sociaux, d’internet et des chaînes d’informations en continu, ces critiques paraissent d’autant plus pertinentes…            

En fin de compte, le lecteur lui-même est perdant. Alors que la liberté de la presse et le flot d’informations en continu devrait assouvir son « droit de savoir », il se retrouve à ne plus être capable de différencier les vérités des mensonges tant ils sont entremêlés sur les mêmes canaux de communication. Par ailleurs, au-delà du « droit de savoir », Soljenitsyne rappelle que la presse occidentale bafoue en permanence un droit moins évoqué, celui de « ne pas savoir ». Il lui paraît en effet nécessaire « de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités. Les gens qui travaillent vraiment et dont la vie est bien remplie n’ont aucun besoin de ce flot pléthorique d’informations abrutissantes ».

Il s’exerce alors une censure douce et difficilement repérable qui sélectionne les idées et les informations à la mode.

Le dernier point qui est soulevé dans cette critique de la presse est à la fois le plus surprenant et le plus vertigineux. Il remarque que, malgré une presse dite libre, les idées défendues et la manière de traiter nombre d’événements est étonnamment similaire. Il explique ainsi que les intérêts corporatistes communs des différents médias homogénéise l’information. Ce, malgré un nombre toujours plus grand de médias différents. En France, 10 milliardaires possèdent 90% de la presse écrite. On peut aisément deviner que ces dix propriétaires ont de nombreuses similitudes dans leurs intérêts et que les rédactions qu’ils dirigent ne défendront pas des idées fondamentalement contraires. Il s’exerce alors une censure douce et difficilement repérable qui sélectionne les idées et les informations à la mode. Les penseurs originaux ou « antisystème » ont alors le plus grand mal à se faire entendre. Ce constat est alarmant de la part d’un réfugié russe ayant connu la censure communiste…

Le matérialisme : un profond épuisement spirituel

Soljenitsyne n’est pas dogmatique. Il reconnaît au libéralisme que la croissance et le progrès technique ont permis d’offrir aux individus un bien-être matériel dont les générations précédentes auraient à peine pu rêver. Cependant, le penchant négatif de ce progrès est le matérialisme, qui s’accompagne d’un épuisement spirituel. Soljenitsyne le présente ainsi : « Nous avons bondi de l’Esprit vers la Matière, de façon disproportionnée et sans mesure ».

Il est selon lui mauvais que les Hommes s’habituent à ce (trop grand) bien-être matériel puisque leur seul horizon politique deviendra une lutte pour en réclamer toujours davantage. Ils deviendront alors pusillanimes et n’oseront plus s’élever pour défendre leurs idéaux ou le bien commun, au risque de perdre ce mode de vie confortable. Par exemple, si l’Occident garde aujourd’hui une certaine supériorité militaire, il n’arrive plus à gagner les guerres. L’Irak et l’Afghanistan sont les exemples les plus symptomatiques de cette incapacité qu’ont les Etats-Unis à remporter une guerre ; d’autant plus au vu des moyens colossaux qui y ont été alloués.  Depuis plusieurs décennies, nos ennemis sont certes inférieurs d’un point de vue matériel et technologique mais ils ont une ressource morale qui manque dans nos démocraties : ils sont prêts à mourir pour un idéal.

Placer à la base de la civilisation occidentale l’accomplissement des désirs matériels et du bonheur terrestre, c’est non seulement se condamner sur le long terme à la perte de Volonté, mais aussi, paradoxalement, à la frustration permanente.

« Pour se défendre, il faut être prêt à mourir, et cela n’existe qu’en petite quantité au sein d’une société élevée dans le culte du bien terrestre. »

Ainsi, placer à la base de la civilisation occidentale l’accomplissement des désirs matériels et du bonheur terrestre, c’est non seulement se condamner sur le long terme à la perte de Volonté, mais aussi, paradoxalement, à la frustration permanente. L’Homme n’a-t-il aucun sens plus élevé à donner à sa vie ? Est-il fait pour attendre que l’Etat lui octroie confort, droits et libertés sans contreparties ? L’Homme perd alors de vue sa responsabilité face à la société (et face à Dieu) et le progrès technique ne peut rattraper cette misère morale et spirituelle.            

Le mode de vie occidental, dans son état « d’épuisement spirituel », ne représentera plus aucun attrait ; le « juridisme sans âme » et le « bien-être réglementé » sont antinomiques de la nature humaine et finiront par lasser les peuples. Il y a là un danger pour Soljenitsyne car, du temps de la Guerre froide, le contre-modèle proposé est le communisme. Lui qui a connu cette société, il sait qu’elle est également une impasse et tente de prévenir tous ceux qui voudraient s’y référer. Elle est alors décrite comme un « anéantissement universel de l’essence spirituelle de l’Homme » et comme un « nivellement de l’humanité dans la mort ».

Ainsi, le discours de Harvard s’avère être une critique glaçante d’actualité sur le chemin que prend la civilisation libérale et l’impasse vers laquelle elle se dirige. Il est énuméré tout au long du discours plusieurs signes avant-coureurs d’une civilisation malade. Parmi ceux-ci, la décadence des arts et du beau, l’absence de grands hommes d’Etat, l’affaiblissement de la spiritualité, mais surtout le déclin du courage, ayant déserté la classe dominante et la sphère intellectuelle. Pour lui, ces éléments sont comme un signal que l’Histoire adresse aux sociétés déclinantes…

Un permis de voter, un projet utopique ?

La limitation du suffrage pour revitaliser la démocratie

Doit-on se contenter de la forme actuelle que prend notre démocratie ? Est-ce l’organisation politique définitive à laquelle il convient de se résoudre ou a-t-on encore la possibilité d’imaginer une alternative ? Comme tout régime politique, la démocratie est un objet en constante évolution, elle ne saurait être immuable. Dès lors, des propositions et des utopies sont à même de revigorer et de dessiner une nouvelle voie politique. C’est dans cette perspective que s’inscrit notre proposition d’un « permis de voter », qui devrait au moins avoir le mérite de pousser la réflexion et de stimuler le débat.

Emilien Pouchin

Lucas Da Silva

Un permis de vote pour remédier aux problèmes inhérents à notre démocratie

Nous évoluons dans un système dit démocratique puisqu’il donne la possibilité à tout citoyen âgé d’au moins 18 ans de prendre part, à travers son vote, aux décisions politiques de son pays. Pour beaucoup, ce mode de gouvernement est le meilleur en ce qu’il accorde à chaque citoyen une part égale de souveraineté. Or, nous verrons que ce système démocratique a de nombreux défauts qui lui sont intrinsèques ou conjoncturels. 

Avant tout développement, il faut rappeler que dans sa définition classique, le politique désigne l’art du bon gouvernement de la Cité et se donne pour finalité d’atteindre le Bien Commun. De là, l’exercice de cet art suppose certaines qualités, certaines compétences et certaines vertus. La prise de décision pour le futur de la nation ne peut en effet se faire sans un usage aiguisé de la raison et une éducation solide permettant de penser par soi-même et de s’extraire des préjugés.  Dès l’Antiquité, de nombreux philosophes pensaient que le peuple ne pouvait pas disposer des prérequis nécessaires à l’exercice du politique. Selon Platon par exemple, le meilleur régime politique est celui d’un gouvernement des philosophes-rois qui, par leur éducation, sont capables de penser sur le long terme, de s’extraire de leurs passions et de faire preuve de prudence. Au contraire, le peuple est vu comme une masse désordonnée d’individus gouvernés par leurs passions immédiates et ne cherchant que leur bonheur sur le court terme. Le permis de vote pourrait, dans cette optique, être un régime hybride entre un pouvoir accordé au peuple mais réservé uniquement à ceux ayant les compétences politiques requises. 

Dès l’Antiquité, de nombreux philosophes pensaient que le peuple ne pouvait pas disposer des prérequis nécessaires à l’exercice du politique.

En effet, il faut noter que le niveau éducatif en France est, depuis maintenant plusieurs décennies, en baisse continuelle. Les Français ont de plus en plus de difficultés à écrire et à comprendre leur propre langue, ils connaissent de moins en moins leur Histoire et leur esprit critique n’est plus aussi aiguisé. Si l’on ajoute à cela des médias de masse qui préfèrent promouvoir l’émotion et le divertissement à la place de l’information sérieuse, comment le peuple pourrait-il avoir tous les outils intellectuels pour participer à l’exercice de la décision politique ? 

Dans notre démocratie, il est admis d’emblée que l’avis de chaque citoyen en âge de voter a autant de valeur que celui de n’importe quel autre de ses concitoyens. Ne serait-ce pas là une injustice faite à ceux qui prennent le temps de développer leurs compétences afin d’être le plus apte à se prononcer lors des échéances électorales ou des référendums ? Comment une majorité de sots pourrait-elle s’imposer à une minorité de sages ? Ainsi que nous l’apprend Alexis de Tocqueville, la démocratie peut se transformer en une tyrannie de la majorité et celle-ci, bien qu’elle ait le pouvoir, n’est pas nécessairement juste et raisonnée. Cette « tyrannie démocratique » peut cependant être limitée en ne promouvant que la voix des citoyens éclairés. A moins d’être absolument relativiste et de penser que tous les avis se valent, il apparaît nécessaire d’accorder plus de crédit aux citoyens réfléchis et raisonnables qu’à ceux qui se désintéressent de la chose politique. 

Comment une majorité de sots pourrait-elle s’imposer à une minorité de sages ?

Ainsi, une démocratie saine et apaisée serait celle où le citoyen ferait de son vote l’objet d’un choix personnel et mûrement réfléchi. Or, on se rend compte au fil des élections que le vote peut être largement orienté par la communication politique, la pression sociale ou la couverture médiatique. Il faut alors faire preuve de discernement pour voter en conscience malgré ce puissant aiguillage des votes. Par exemple, un électeur non averti pourrait se laisser dissuader de voter pour un parti qualifié de « populiste » puisque ce mot est largement galvaudé dans le débat public. Pourquoi voter pour un parti associé à une « lèpre qui monte » ? A l’inverse, le candidat Macron a bénéficié lors de sa campagne d’une large couverture médiatique et il était présenté comme jeune, nouveau, dégagiste et anti-système. Il y a là de quoi convaincre nombre d’indécis et de citoyens dépolitisés… 

Par ailleurs, au-delà des élections à intervalles réguliers, le peuple n’est que très rarement consulté sur les décisions politiques les plus importantes. Le dernier référendum date de 2005 et le résultat n’a d’ailleurs pas été respecté. Or, il ne serait pas absurde de penser que pour une réforme politique de grande importance qui ne figurait pas dans le programme du candidat, le peuple devrait être légitime à se prononcer. Avec un permis de vote, les politiques seraient sans doute moins réticents de s’adresser au peuple puisque le référendum ne serait soumis qu’à la population ayant la formation politique requise. Ainsi, l’idée d’un permis de vote pourrait réhabiliter la consultation démocratique et revitaliser le rapport entre gouvernants et gouvernés.

La justification théorique et philosophique d’un permis de voter

D’abord, il faut avoir la lucidité de reconnaître que cette proposition d’instauration d’un permis de voter reste éminemment utopique. En effet, ce serait un projet très impopulaire à porter – nous reviendrons sur ses limites intrinsèques plus tard – d’autant que la tendance semble pencher vers l’extension du corps électoral (hypothèse du droit vote à 16 ans) plutôt qu’à sa restriction. L’on peut facilement deviner le tollé que la promotion de cette idée provoquerait, chez un peuple qui se sentirait lésé et qui aurait le sentiment qu’on lui confisque son droit le plus précieux. En démocratie, c’est le peuple qui est souverain, c’est l’élément premier et fondateur de sa raison d’être. Ainsi, dans son évolution historique, la démocratie n’a cessé de s’étendre pour accorder une voix à ceux qui ne l’avaient pas initialement. Au sein de notre République, le suffrage se présente comme universel, chaque citoyen et chaque citoyenne jouissent indistinctement du droit de vote. Dès lors, la décision de restreindre le suffrage sous certaines conditions apparaîtrait anachronique, comme une marche en arrière à éviter.

 Pour autant, dans l’idéal, le permis de voter permettrait de s’assurer que les citoyens aient les compétences essentielles (notamment des bases théoriques sur le fonctionnement de nos institutions, des connaissances en économie, une certaine compréhension des enjeux contemporains…) pour décider de l’avenir de leur pays en connaissance de cause. Ce projet utopique s’appuie pleinement sur le modèle du permis de conduire : aujourd’hui, personne n’oserait contester la nécessité de valider le Code de la Route et d’apprendre à conduire durant des dizaines d’heures avant d’avoir le droit de prendre le volant. La responsabilité d’un conducteur s’avère trop lourde pour ne pas s’assurer, en amont, qu’il ait bien conscience des dangers qui l’entourent sur la route et de sa capacité à ne pas compromettre la sécurité des autres. Ainsi, de la même façon que le permis de conduire permet de baisser significativement les risques d’accidents et de morts, le permis de voter constituerait une forme de “garde-fou” pour prévenir les conséquences potentiellement regrettables du vote non éclairé.

Le permis de voter permettrait de s’assurer que les citoyens aient les compétences essentielles pour décider de l’avenir de leur pays en connaissance de cause.

Si la démocratie a vocation à mieux se porter lorsque le pouvoir est réellement donné au peuple, alors il faut favoriser une parole et une clairvoyance citoyennes de qualité, grâce à la transmission de prérequis nécessaires. Dans notre quotidien, il faut avoir l’humilité de reconnaître que nous sommes incapables de nous exprimer sur tous les sujets imaginables, c’est simplement impossible : un historien ne s’aventurera pas à parler de biologie s’il n’a jamais étudié cette science, un sociologue ne pourra pas disposer des connaissances d’un plombier et inversement… Il est important de savoir reconnaître ses propres limites et ses lacunes individuelles. Ainsi, seule une petite minorité de citoyens prend effectivement le temps d’accroître ses connaissances en politique avant d’aller voter le cas échéant. C’est pourtant l’avenir du pays qui se joue et le quotidien du peuple. Il ne s’agit pas d’élire le délégué de sa classe au collège. La démocratie doit comporter des exigences, un droit aussi essentiel que celui de voter doit comporter des devoirs.

Une démocratie en bonne santé, qui navigue vers un horizon de justice, ne peut tolérer qu’un avis ignorant (voire imbécile) l’emporte sur un jugement éclairé et raisonnable. Autrement, reconnaissons que nous tendons vers une “idiocratie”. Aussi, la démocratie, lorsqu’elle n’est pas exigeante envers elle-même, peut courir à sa propre perte. Il semble dangereux – l’histoire peut en témoigner – de permettre à tout le monde de voter indistinctement sans s’être assuré au préalable de la capacité de chacun à émettre un avis pertinent et éclairé. Sinon, ce sont les passions qui gouvernent, ce sont les idéologies qui prennent le pas, ce sont les idées reçues et les opinions non fondées qui dominent les jugements raisonnables. 

La démocratie, lorsqu’elle n’est pas exigeante envers elle-même, peut courir à sa propre perte.

Par ailleurs, notons que le droit de vote se trouve en réalité déjà restreint. En effet, seules les personnes majeures peuvent se rendre à leur bureau de vote à l’occasion des différentes élections politiques. Il est donc admis, depuis toujours, qu’un citoyen n’ayant pas atteint l’âge adulte ne saurait être en mesure de se prononcer sur les affaires publiques et de participer au débat politique. Aujourd’hui, un jeune français de moins de 18 ans n’est pas reconnu comme disposant des connaissances et des prérequis nécessaires pour participer à la vie démocratique. Mais alors, pourquoi cette « aptitude », pleine d’exigence, apparaîtrait-elle chez le jeune adulte du jour au lendemain lorsqu’il atteint la majorité ? A l’inverse, on peut imaginer sans difficulté un adolescent de 15 ans doté d’une culture politique et de connaissances générales plus développées que chez un adulte de 30 ans qui ne s’est jamais intéressé à la vie politique. 

La mise en pratique d’une telle idée utopique

Les idées utopiques sont-elles pensées pour être mises en œuvre dans le réel ou doivent-elles être cantonnées à l’univers abstrait de l’intellect humain ? C’est une vaste question à laquelle il serait difficile d’apporter une réponse ferme et définitive. Ce n’est de toute façon pas le sujet fondamental de cet article. Nous partirons donc du principe que cette utopie du permis de voter a vocation à être appliquée dans la réalité. Dans ce cadre, comment pourrait-on imaginer la mise en pratique de ce permis de voter ?

L’instauration d’un tel système supposerait une profonde refonte de notre système de démocratie.

Nous pouvons imaginer l’exécution de ce projet en deux étapes : pour voter à chaque scrutin, il serait d’abord exigé l’obtention d’un « permis général », couplé d’une « accréditation » particulière à chaque nouvelle élection. Voici le schéma imaginable :

  • Un permis général, octroyant au citoyen le statut d’électeur, qui pourrait s’obtenir très tôt, dès l’adolescence (à 13 ou 14 ans par exemple) afin de pousser les jeunes à la politisation et de leur donner envie de participer à la vie démocratique. Des cours pourraient être donnés, sur le modèle de l’EMC (Enseignement Moral et Civique), en vue de l’obtention de ce permis : soit directement à l’école, soit dans des centres extérieurs prévus à cet effet (sur le modèle du Code de la Route). Une formation gratuite, accessible à toute étape de la vie après l’âge minimal décidé, débouchant sur un examen portant sur une vérification des connaissances politiques générales : institutions françaises et européennes, base juridique sur le fonctionnement de la Ve République, notions dans les domaines clés tels que l’économie, l’environnement, l’agriculture, la défense, les relations internationales…
  • Une accréditation particulière pour chaque nouvelle élection, pouvant prendre la forme d’un questionnaire portant sur le scrutin à venir. Ce test régulier permettrait simplement de vérifier que le citoyen – déjà détenteur du permis de voter – soit bien au fait des grands enjeux de la prochaine élection et des programmes des différents candidats ou partis politiques. Pour donner des exemples : si une élection européenne approche, un questionnaire serait envoyé au citoyen pour s’assurer qu’il connaisse bien les actualités européennes et les modalités particulières du scrutin ; si un référendum portant sur l’intégration d’une part de proportionnelle à l’Assemblée nationale doit se tenir, un test serait réalisé auprès des citoyens pour confirmer leurs connaissances sur cette proposition et ses enjeux…

Il est évident que l’instauration d’un tel système supposerait une profonde refonte de notre système de démocratie. Elle exigerait de repenser radicalement nos habitudes et nos mœurs politiques. Bien évidemment, elle demanderait un recrutement important de professionnels, qui pourraient éventuellement disposer du statut d’enseignant en ce sens qu’il leur sera demandé de transmettre une instruction et des savoirs les plus neutres possibles aux citoyens. Elle supposera également de tirer profit des atouts que le numérique nous offre : en proposant des cours en ligne, des lectures facilement accessibles ; de même, les tests pour délivrer les « accréditations » particulières à chaque nouvelle élection pourraient parfaitement avoir lieu sur une plateforme digitale…

Les limites du permis de vote 

Le permis de vote semble, depuis le début de notre présentation, répondre aux principales défaillances inhérentes à notre démocratie. Toutefois, il est nécessaire de nuancer cet idéal en présentant les défauts et les principales limites auxquelles il pourrait se heurter. 

Le premier et le plus grand danger est celui de l’idéologisation. Il faudrait éviter que le système de permis de vote et d’accréditation tombe entre les mains du pouvoir politique en place car ce dernier pourrait s’en servir comme d’un instrument pour promouvoir une « vérité absolue », qui ne serait en fait que la sienne. En prenant l’exemple de l’économie, il ne faudrait pas que le libéralisme soit présenté comme la seule doctrine viable. Il en va de même pour les questions internationales, où le débat tend à se cristalliser entre souverainistes et européistes, chacun pensant que sa solution est un remède miracle contre tous les maux de la société. Quelles que soient les questions, il serait possible d’influencer les électeurs afin de ne réserver le droit de voter qu’à ceux qui pensent en conformité avec le pouvoir. Or, ce serait là une perversion du permis de vote, dont la finalité est de tester les connaissances et compétences politiques de la manière la plus neutre possible.

Il faudrait éviter que le système de permis de vote et d’accréditation tombe entre les mains du pouvoir politique en place.

L’accroissement du taux d’abstention à chaque élection, même aux plus importantes, traduit un désintérêt de plus en plus manifeste de la part de la population pour la chose politique. L’instauration d’un permis de vote pourrait alors agir comme une accentuation de cette dynamique de dépolitisation généralisée. En effet, les citoyens déjà concernés et intéressés par les enjeux politiques prendraient le temps et fourniraient les efforts nécessaires à l’obtention du permis de vote. A l’inverse, toute la frange de la population déjà dépolitisée ou qui ne manifeste qu’un intérêt limité à l’action démocratique serait davantage découragée. Est-ce là une réelle limite ? Pas nécessairement si le nouvel horizon démocratique n’est plus celui d’un suffrage universel mais d’un suffrage à accès égal mais limité en fonction des compétences.

En revanche, afin que le régime demeure démocratique et ne mute pas en oligarchie, il faudrait pouvoir garantir un égal accès à ce permis ; il ne devrait pas être un nouvel élément de reproduction de la fracture éducationnelle et culturelle qui déchire notre pays. En effet, le permis de vote serait bien plus facile d’accès aux enfants des familles aisées, dont le capital culturel est supérieur aux enfants de familles plus démunies. L’École doit alors renouer avec son rôle intégrateur en donnant à tous les citoyens la possibilité de bénéficier d’une éducation de qualité et les clefs nécessaires pour appréhender le monde dans lequel ils évoluent. Ainsi, tout citoyen, quel que soit sa classe sociale, pourrait bénéficier au départ des mêmes chances d’accès au permis de vote.

Il ne devrait pas être un nouvel élément de reproduction de la fracture éducationnelle et culturelle.

Bien entendu, le permis de vote n’est qu’une idée au service d’une ambition plus grande de revigoration de notre démocratie. Elle doit s’inscrire dans un cadre plus large : repenser notre système politique, combattre les inégalités culturelles, faire de l’éducation et de l’information des priorités absolues. Sur ce dernier sujet, il est clair que l’instauration d’un permis de voter doit nécessairement s’accompagner d’un projet plus ambitieux d’éducation qualitative pour tous les citoyens. L’enjeu plus global, dans un idéal d’émancipation et de participation éclairée à l’action politique, c’est la démocratisation réelle de l’instruction et une meilleure transmission du savoir. 

Réaffirmons l’universalisme républicain

Face à l’exacerbation des identités communautaires, réaffirmons l’universalisme républicain ! 

A l’heure où notre communauté nationale ne célèbre plus son unité qu’à quelques rares occasions, à l’heure où la République perd de son emprise sur de nombreuses sphères de la société française, à l’heure où l’indivisibilité républicaine tend à être effacée par des formes de multiculturalisme d’inspiration anglo-saxonne, il est temps de réagir et d’agir si l’ambition de notre nation reste la célébration de ses principes universels et fraternels.

L’universalisme républicain en théorie : un Homme émancipé de ses déterminismes 

L’universalisme est une notion de philosophie politique prenant sa source chez les théoriciens de l’école moderne du droit naturel (principalement Hugo Grotius et Samuel von Pufendorf), qui sont les premiers à se baser sur la Raison pour chercher des droits communs à tous les Hommes1. Par la suite, la philosophie des Lumières se montrera particulièrement réceptive à ces postulats juridiques, notamment John Locke, pour qui la vie, la liberté et la propriété sont des droits fondamentaux que l’État doit absolument préserver. 

L’universalisme républicain est en pratique né en France avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) et demeure un pilier fondamental de toutes les Républiques françaises. Il va en fait bien plus loin que Grotius ou Locke puisqu’il renvoie avant tout à une unité du genre humain, une égalité de nature au-delà de toutes les différences. Cela s’explique par le fait que dans un régime de démocratie libérale, l’identité ethnique ou religieuse d’une personne n’est pas son identité première. La République considère ses citoyens comme étant fondamentalement égaux en termes de dignité et de raison. Elle est aveugle aux particularités biologiques, religieuses ou culturelles puisqu’elle ne s’adresse pas à des communautés, préférant traiter tous les individus de manière indifférenciée en leur accordant par principe les mêmes droits et devoirs. 

Cet idéal républicain égalitaire se donne pour finalité d’unifier et d’ancrer tous les citoyens au sein de la nation française.

L’universalisme n’est cependant pas à confondre avec un individualisme qui ne s’adresserait qu’à des personnes uniques et déracinées. Au contraire, cet idéal républicain égalitaire se donne pour finalité d’unifier et d’ancrer tous les citoyens au sein de la nation française. En cela, la Révolution française s’inscrit dans un long processus de rationalisation et d’unification de la France, de son peuple et de son territoire et contribue à faire émerger une nation “une et indivisible”. 

En comprenant ce qu’est l’universalisme républicain, l’on appréhende mieux la perception française de la nation. Contrairement à la définition allemande basée sur la langue, la religion, la culture et l’histoire2, la nation à la française est selon la formule d’Ernest Renan un “consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis3. Ainsi, chacun peut a priori s’intégrer à la nation française, à condition qu’il en fasse le choix, décide de s’y agréger et en partage l’héritage. A la fin de son discours, Renan rappelle à quel point l’universalisme et la nation sont intrinsèquement liés : “L’Homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation”. 

1 A la différence de l’école classique du droit naturel (Aristote, Saint Thomas d’Aquin), qui partageait la même finalité mais se reposait sur des arguments théologiques.

2 C’est à Johann Gottlieb Fichte qu’on doit la définition allemande de la nation, dans les Discours à la nation allemande (1807)

3 Qu’est-ce qu’une nation ?, conférence donnée à la Sorbonne en 1882, puis publiée en 1887

L’universalisme républicain en pratique : une France laïque et terre d’accueil des immigrés 

Ainsi, on le comprend aisément grâce à ces explications, la notion d’universalisme renferme en elle une dimension profondément théorique et nécessite sans cesse d’être réalisée dans les faits. Elle est une forme de “rêve” français, de projet utopique que tous les républicains appellent de leurs vœux et qu’il serait inacceptable de trahir dans la pratique. Pour autant, comme le souligne très justement l’historienne chargée de recherche au CNRS Clyde Marlo-Plumauzille : l’universalisme républicain “constitue un idéal jamais atteint (mais) toujours à réaliser”4. En effet, bien plus qu’un projet philosophique porteur de grands principes abstraits, l’universalisme doit s’accomplir en tant que projet politique. C’est le fruit d’une aventure républicaine ambitieuse qui débute à la fin du XVIIIe siècle en France et qui ne doit jamais être abandonnée, au risque de voir apparaître une citoyenneté “à deux vitesses” à cause d’une mise à l’écart ou d’une prise de distance de minorités exclues du pacte républicain. Il est primordial de se souvenir que “l’universalisme […] n’est (pas) une notion performative qui saurait se suffire à elle-même du simple fait de son énoncé.5 selon les termes de l’historien des idées politiques Thomas Branthôme ; il a besoin de réalisations concrètes et de politiques courageuses pour devenir un projet mené à bien, et l’histoire ne manque pas d’exemples pour illustrer ce propos… Afin de poursuivre la célébration de l’universalisme républicain, revenons à ses accomplissements et ses réussites historiques. Dès la naissance de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 est révolutionnaire dans son désir d’universalité en affirmant que tous les individus sont libres et égaux en droits mais aussi que “nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.” (article 10). Ici, c’est l’un des piliers essentiels de l’universalisme qui germe : la laïcité française. C’est ce principe hautement symbolique qui fait naître la neutralité religieuse de la loi de la République et qui garantit la liberté de culte sans entrave. Ainsi, tant que le fait religieux se cantonne dans la sphère privée et ne vient pas influencer l’exercice du pouvoir politique, l’Etat français assure à chacun de ses citoyens une liberté d’opinion religieuse. Puisque l’idéal universaliste ne saurait se réaliser sans ce corollaire fondamental, la laïcité s’intègre aussi à l’enseignement public dès les années 1880. 

L’universalisme républicain “constitue un idéal jamais atteint (mais) toujours à réaliser”.

En effet, c’est particulièrement durant la Troisième République, au moment où la France devient peu à peu une terre d’immigration, que l’idéal universel a le plus oeuvré. Au-delà du dynamisme économique de l’époque, c’est bien la politique d’éducation qui permettait aux immigrés de s’intégrer facilement à la communauté nationale. Les lois Ferry de 1881 et 1882 donnent en effet la possibilité à chacun et chacune d’accéder facilement à l’éducation et d’apprendre la langue française, tout en abandonnant l’enseignement de la morale religieuse ; le tout sous le contrôle des “hussards noirs de la République”, qui transmettaient leur ferveur patriotique par l’apprentissage de l’histoire et de la géographie. Ce long processus d’affranchissement du politique vis-à-vis du religieux aboutit finalement à la fameuse loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat qui assure une nouvelle fois un libre exercice des cultes religieux à tous les citoyens français. Ainsi, l’Etat français fait de la République l’héritage commun à tous afin d’unifier son peuple sur des principes laïcs en promettant de ne discriminer aucune croyance ou au contraire de ne privilégier aucun clergé. 

Enfin, comment traiter l’universalisme républicain sans évoquer le sujet de l’accueil des étrangers en France puisque notre pays est devenu une véritable terre d’immigration depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Ces grandes vagues d’immigration, notamment celles d’après-guerres au XXe siècle, ont façonné pour longtemps le visage de notre communauté nationale. Selon le démographe François Héran, « près d’un Français sur quatre a au moins un grand-parent immigré et l’on arriverait sans peine à un Français sur trois avec une génération de plus« 6. Ainsi, des étrangers venus de partout viendront s’agréger au fil du temps à la communauté française : d’abord des Italiens, des Belges, des Allemands ou des Espagnols à la fin du XIXe siècle ; ensuite des Polonais ou des Russes viendront s’ajouter à ces derniers dans l’entre-deux-guerres ; enfin, des Maghrébins (Algériens, Marocains) ou des Portugais trouveront une terre d’accueil et de prospérité lors des Trente Glorieuses. Pendant toute cette période, le modèle d’intégration assimilationniste portait largement ses fruits et était le signe de la réussite de l’universalisme de la République française. 

4 Clyde Marlo-Plumauzille, Libération, “Quelque chose de pourri au royaume de l’universalisme républicain”, 24 juin 2020

5 Thomas Branthôme, AOC, “Minuit à l’heure de l’universalisme”, 16 juin 2020

6 Anne Chemin, Le Monde, “Le nouveau visage de la France, terre d’immigration”, 3 décembre 2009.

Racialisme et communautarisme : un idéal d’universel attaqué dans ses fondements 

Néanmoins, aujourd’hui, il est certain que l’universalisme républicain est mis à mal. Parmi tous ses détracteurs, l’on peut citer en premier lieu les mouvements antiracistes et communautaristes7, qui formulent deux critiques principales. La première est décrite ainsi par le philosophe canadien Charles Taylor : “le reproche est que l’ensemble prétendument neutre de principes de dignité politique aveugles aux différences est, en fait, le reflet d’une culture hégémonique”8. En effet, la démocratie libérale, la laïcité, et le cadre de nos institutions en général sont par essence le reflet de la culture occidentale. Peu importe si la société se veut universaliste, elle s’impose de fait aux minorités comme une culture dominante, comme un particularisme occidental déguisé en universel. Dès lors, ce système est perçu comme une discrimination subtile, inconsciente et permanente à laquelle les communautés minoritaires doivent répondre en réaffirmant leur identité. La seconde critique, que l’on pourrait qualifier de “multiculturelle”, s’oppose au modèle universaliste puisqu’en niant les spécificités ethniques, culturelles ou religieuses des individus, il leur retire leur identité propre. Ce modèle serait d’autant plus opprimant qu’il les “force” à abandonner une partie de leur culture d’origine pour s’assimiler à la communauté nationale. Face à cet universalisme assimilateur, les communautaristes y préfèrent le modèle multiculturel anglo-saxon ; d’autant plus que la jeunesse est très réceptive à ces arguments puisque les mouvements sociaux américains sont relayés en masse par Netflix, les réseaux sociaux et le monde de la culture9. Même si le multiculturalisme s’adapte tant bien que mal aux sociétés anglo- saxonnes, il faut ici rappeler que tenter de l’imposer en France serait faire fi de notre histoire et notre construction nationale. Finalement, alors que la société française s’est construite en émancipant les individus de leurs déterminismes, ce sont bien les mouvements antiracistes qui ramènent les Hommes à ce à quoi ils ne peuvent rien : leur ethnie. Le racisme systémique n’existe pas en France ; le combattre c’est ne pas connaître ou ne pas comprendre l’universalisme républicain. 

Peu importe si la société se veut universaliste, elle s’impose de fait aux minorités comme une culture dominante, comme un particularisme occidental déguisé en universel.

Par ailleurs, un autre communautarisme, cette fois religieux, met à mal la laïcité. Il s’agit surtout d’un fondamentalisme musulman qui, dans certains quartiers, tente de s’affranchir des lois de la République. Or, nous l’avons vu, aucune dérogation n’est possible dans l’application des lois. Les catholiques et les juifs ont eux aussi dû, dans le passé, ranger les lois de Dieu dans le domaine privé et ceci ne s’est pas toujours fait sans violences. Parfois même, ce sont nos politiques qui, dans leurs rapports avec les représentants des cultes, déstabilisent la laïcité. Il ne s’agit pas d’aller rencontrer le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), le CFCM (Conseil français du culte musulman) ou la CEF (Conférence des évêques de France) pour les rassurer un à un quant à la place qu’ils occupent dans la France laïque, mais plutôt de conserver les limites instaurées pour que chacun reste à sa place et ne rompe pas le pacte républicain. 

Les groupes identitaires, qui adoptent pour la France la définition allemande de la nation, peuvent percevoir l’universalisme comme un danger pour une identité française appuyée sur la race blanche et le catholicisme. A cela, l’on peut répondre qu’être français, ce n’est pas appartenir à une ethnie ou à une religion – ce n’est pas non plus avoir une nationalité sur un papier. Etre français, c’est plutôt accepter un faisceau de valeurs fondamentales (liberté, égalité, fraternité, laïcité…), parler la langue nationale, intégrer un héritage historique (qu’il soit glorieux ou déshonorant), avoir la volonté de construire un avenir en commun, adopter une “façon d’être et de penser” à la française…

7 Entendu comme le fait que “l’individu n’existe pas indépendamment de ses appartenances, soient elles culturelles, ethniques, religieuses ou sociales”, Catherine Halpern, Sciences Humaines, avril 2004.

8 Charles Taylor, Multiculturalisme, différence et démocratie, Champs Essais, 2019, page 85 

L’urgence de remettre la République à sa juste place 

Face aux critiques parfois virulentes d’un modèle universaliste vu comme sur le déclin, ne cédons rien à la promotion d’un modèle anglo-saxon de traitement des populations étrangères inadapté à l’histoire et à la culture de notre pays. La politique d’intégration multiculturelle (présente historiquement aux Etats-Unis, au Canada ou encore au Royaume-Uni) ne mène pas in fine à une pleine intégration des étrangers dans une nation commune mais crée des communautés particulières qui vivent chacune selon leurs coutumes et leurs moeurs, sans aucune référence commune. Elles se croisent tous les jours sans pour autant se côtoyer, et parfois ce modèle de société peut mener à des conflits ou des ressentiments violents (marqués par des enjeux raciaux), comme l’histoire contemporaine américaine l’illustre. 

Face aux accusations d’un prétendu “néo-colonialisme” de l’universalisme républicain, réaffirmons notre modèle comme étant la voie de l’émancipation et de la liberté de tous les citoyens français. Le colonialisme “consiste à vouloir communiquer, au besoin par la force, un ensemble de valeurs et de règles socio-politiques à des peuples considérés comme étant moins avancés que nous- mêmes, hors de nos frontières nationales10, selon la définition de l’analyste Georges Kuzmanovic. Au contraire, notre modèle républicain se caractérise par la “volonté de donner à tous nos concitoyens la liberté de vivre sous l’empire commun de la République, sans se voir obligés de pratiquer un culte, de porter un vêtement ou de suivre un code de conduite particulier.”. 

Ces pratiques intolérantes, au lieu de lutter contre les discriminations qu’elles entendent effacer, ne font que porter atteinte à la cohésion nationale.

Face aux nouvelles formes de militantisme antiraciste qui fleurissent (telles que les réunions en “non-mixité raciale” dans les facultés), directement importées des pratiques militantes présentes aux Etats-Unis, favorisons la mixité sociale qui a toujours été encouragée par notre modèle républicain. Ces pratiques intolérantes, au lieu de lutter contre les discriminations qu’elles entendent effacer, ne font que porter atteinte à la cohésion nationale et peuvent installer à terme un climat de tension entre différentes communautés, ce qui signerait l’échec définitif de la République française à cause d’un retour de “catégories raciales”. Notre modèle universel, dans son idéal mais aussi dans sa pratique, doit être aveugle à la couleur de peau, à la confession ou aux origines sociales de ses citoyens. 

Si l’on souhaite éviter une forme de repli identitaire et de fracture nationale, si l’on ambitionne de retrouver un modèle d’intégration efficace et une communauté française apaisée, ayons le désir de parvenir à un universalisme concret qui réalise une absolue égalité de traitement et répondons au besoin de justice des mouvements antiracistes. La République est la solution, pas le problème. 

Voici l’immense défi politique de notre époque : lutter contre toutes les discriminations et prouver à l’ensemble des citoyens français que l’universalisme républicain est à la hauteur de ses promesses.

Bien entendu, comme cela a déjà été souligné plus tôt, l’universalisme ne peut en aucun cas se suffire à lui-même. Ce n’est pas simplement un étendard qu’il s’agit de brandir fièrement sans chercher à accroître ses résultats effectifs. Quiconque se réclame de l’universalisme ne doit jamais ménager ses efforts afin de faire disparaître les discriminations, les exclusions, les inégalités au sein de la communauté nationale… Le projet républicain se doit d’entendre les appels à plus de justice sociale, les témoignages de toute une frange de la population victime de rejet ou de racisme, il est continuellement la réponse aux grands enjeux de la société. S’il reste sourd à ces revendications, il met en péril le maintien de la cohésion nationale et le respect des droits fondamentaux. Comme le Défenseur des droits le rappelait récemment dans un rapport de juin 2020, il existe une véritable différence de traitement en France liée à l’origine des citoyens : “les personnes d’origine étrangère ou perçues comme telles sont désavantagées dans l’accès à l’emploi ou au logement et plus exposées au chômage, à la précarité, au mal logement, aux contrôles policiers, à un état de santé dégradé et aux inégalités scolaires.11. Voici l’immense défi politique de notre époque : lutter contre toutes les discriminations et prouver à l’ensemble des citoyens français que l’universalisme républicain est à la hauteur de ses promesses. 

9 Anthony Cortes, Marianne, “Blanchité, privilèges, alliés… Pourquoi les jeunes adhèrent-ils tant à l’”antiracisme” racialiste ?“, 11 juin 2020

10 Georges Kuzmanovic, Marianne, “Cessons de caricaturer l’universalisme républicain”, 23 janvier 2019 

11 Défenseur des droits, “Le Défenseur des droits demande la mise en place urgente d’une politique ambitieuse de lutte contre les discriminations liées à l’origine”, 22 juin 2020

Les auteurs :

Emilien Pouchin

Lucas Da Silva

Quelle place pour le socialisme orwellien ?

Au-delà de 1984 et de la novlangue, quels sont les fondements de la pensée politique de George Orwell ?

George Orwell, écrivain britannique du début du XXème siècle, est mondialement reconnu pour ses deux ouvrages majeurs : 1984 et La ferme des animaux. Derrière ce pseudonyme se cache en réalité Éric-Arthur Blair, un homme dont l’engagement politique ne se limite pas à l’anti-totalitarisme exposé dans les deux livres cités précédemment. Nous allons ici nous plonger dans les méandres d’une théorie politique originale, mêlant socialisme, anarchisme et conservatisme.  

La jeunesse : proximité avec les prolétaires et premiers sentiments anarchistes

Issu d’une famille de la bourgeoisie moyenne qui n’a jamais eu les moyens d’assumer sa condition sociale, Éric-Arthur Blair a dès son plus jeune âge rejeté la « haute société » à laquelle il n’a jamais pu appartenir et partager le mode de vie. Il a passé sa jeunesse tiraillé entre une conscience de classe bourgeoise et une volonté de se mêler anonymement à la vie fraternelle des travailleurs. Envoyé en internat par ses parents, il verra cette décision comme un échec et une culpabilité personnelle. Traumatisé, il en sortira anarchiste et révolté contre l’autorité ; deux traits qui seront en réalité les prémisses de sa pensée politique.

Ses parents n’ayant pas les moyens de lui payer les études après 19 ans, il devient officier de police coloniale en Birmanie. Une expérience qui le confortera dans l’anarchisme, auquel il faut désormais ajouter un rejet de l’impérialisme et un dégoût devant la domination de l’homme par l’homme. Anti-impérialiste, Blair ne renie cependant pas son passé, car il en aura tiré une certaine vision du monde et surtout, une proximité avec les classes travailleuses et opprimées dont il épouse les combats.

Traumatisé, il en sortira anarchiste et révolté contre l’autorité.

De retour en Europe, il rate ses débuts d’écrivain et tombe dans les bas-fonds de la société française (années 1928-1930). Il aura connu la misère et la faim durant quatre années, au cours desquelles il s’est nourri en mendiant, vendant ses affaires et travaillant dans un restaurant dans des conditions déplorables pour une bouchée de pain. Contrairement à nombre de théoriciens socialistes issus de la bourgeoisie, Orwell a épousé la cause du prolétariat en ayant partagé, non par choix, leurs conditions d’existence ; une expérience relatée dans son ouvrage Dans la dèche à Paris et à Londres.

La guerre civile espagnole : la révélation socialiste

Durant les années 30, on lui demandera d’effectuer un reportage sur la condition ouvrière dans le nord de l’Angleterre. Plongé dans la vie des mineurs, il retranscrira ses observations dans l’ouvrage Le quai de Wigan, dans lequel il partage à la fois l’extrême précarité de leurs conditions de travail et en même temps l’attrait que cette classe sociale exerçait sur lui : « Je voulais m’immerger, m’enfoncer profondément dans la foule des opprimés, n’être plus que l’un d’eux, être avec eux contre leurs tyrans ». Dans le seconde partie de ce livre, il s’interroge sur le fait que le socialisme ne soit pas plus largement plébiscité par les travailleurs ; un échec qu’il impute déjà à un certain élitisme de la classe politique.

 Il se heurtera de plein fouet au mensonge totalitaire et à la calomnie communiste.

En 1936, Orwell prend part à la guerre civile espagnole, un événement qui entérinera définitivement sa passion pour le socialisme. Engagé du côté républicain au sein du POUM, un parti marxiste anti-stalinien, il lutte pour le socialisme démocratique et contre les fascistes. Finalement, alors qu’il est plongé au cœur de la mêlée, il se rend compte que les communistes staliniens s’attaquent autant aux républicains et aux anarchistes qu’aux fascistes. C’est là qu’il comprendra le potentiel totalitaire du communisme. D’autant plus que lorsqu’il tentera de l’expliquer, une fois de retour à Londres, il se heurtera de plein fouet au mensonge totalitaire et à la calomnie communiste. Son message fut étouffé par le puissant réseau stalinien implanté dans le monde politique, culturel et médiatique. Quoi qu’il en soit, il a vu le socialisme à l’œuvre à Barcelone. Dans une vision plutôt idéalisée qu’il retranscrira dans Hommage à la catalogne, Orwell décrit sa communion enfin trouvée avec les travailleurs et les opprimés. Il a vécu le socialisme et le sait désormais réalisable : « le socialisme, pour lui, n’était pas une idée abstraite, mais une cause qui mobilisait tout son être », écrit Simon Leys dans Orwell ou l’horreur de la politique. C’est de cette expérience que naîtra le double engagement à la fois pour un socialisme local et contre les totalitarismes qui caractérisera tant sa pensée politique.

Il dénonce bon nombre d’intellectuels dits socialistes, qui défendent en fait l’idée d’une élite gouvernant au nom du peuple.

Bien que résolument socialiste, il ne sera pas tendre avec la gauche, autant qu’elle ne le sera pas avec lui. Orwell prend cet idéal trop au sérieux pour le voir gâché entre les mains d’une élite incompétente. C’est pourquoi il dénonce bon nombre d’intellectuels dits socialistes, qui défendent en fait l’idée d’une élite gouvernant au nom du peuple. La Fabian Society (cercle de réflexion socialiste-réformateur anglais) sera sa première cible. C’est bien parce qu’ils n’ont jamais eu l’intention de rendre le pouvoir au peuple qu’ils ont fini par être complaisants avec le communisme stalinien. Dans son célèbre ouvrage 1984, c’est d’ailleurs cette élite totalitaire utilisant l’idéologie socialiste (comme ils pourraient en user d’une autre) pour arriver à leurs fins qu’Orwell caricature. Au-delà de ces attaques, Eric-Arthur Blair sera également mis au ban de la gauche pour son rejet de la révolution. Après y avoir cru, il se rend compte qu’elle n’est pas le moyen pour les travailleurs d’accéder au pouvoir mais plutôt de changer de maîtres. Dans La ferme des animaux, il montre à quel point le soulagement n’est que temporaire avant de retomber dans la soumission.

Un socialisme conservateur

Indubitablement socialiste, Orwell n’en est pas moins conservateur. Un mélange atypique de deux philosophies politiques qui ne peuvent a priori pas s’associer mais dont Jean-Claude Michéa, son plus fidèle passeur en France, montrera la complémentarité dans Orwell anarchiste tory (comprendre : anarchiste conservateur). Michéa explique que l’on peut être socialiste sans pour autant souscrire aux illusions « modernistes » qui entendent faire avancer le monde vers de meilleurs lendemains, mais dont on se rend compte qu’elles sont en réalité une aubaine pour le capitalisme destructeur. On le sait depuis Marx, le capitalisme n’est pas une force de conservation mais intrinsèquement progressiste. Michéa insiste sur ce point en rappelant que pour s’implanter, il a besoin de détruire toutes les relations et les structures sociales traditionnelles (la famille, la nation, l’Église, les identités…). Ainsi, les hommes seront déracinés et atomisés, puis poussés les uns contre les autres dans une logique de profit. Orwell dénonce le capitalisme comme étant un système fondé sur l’égoïsme, l’exploitation de l’homme par l’homme et la guerre de tous contre tous. Plus généralement, il reproche au libéralisme (dont est issu le capitalisme) son individualisme excessif et sa pseudo-neutralité axiologique qui poussent à transformer sans cesse et sans limites les relations sociales, jusqu’à ce qu’elles soient substituées par le règne de la puissance économique et de l’argent.

On peut être socialiste sans pour autant souscrire aux illusions « modernistes » qui entendent faire avancer le monde vers de meilleurs lendemains.

Orwell défend globalement l’idée d’une finitude de la nature humaine, le « sentiment légitime qu’il existe, dans l’héritage plurimillénaire des sociétés humaines, un certain nombre d’acquis essentiels à préserver », énonce Michéa dans Orwell éducateur. Il s’agit d’appliquer à l’Homme une sorte de « principe de précaution » contre ceux qui voudraient le transformer au nom du progrès. Finalement, qu’ils soient communistes, libéraux, progressistes ou fascistes, tous ceux qui entendent créer un monde nouveau et modifier la nature humaine sont, pour lui, des totalitaires à combattre.

« Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès » disait-il, voilà qui résume bien son attachement au réel, à ce qui est, et son appréhension face à ce qui pourrait être si l’on bouleversait la vie ordinaire au nom du progrès.

Un socialisme local basé sur la common decency

Le socialisme orwellien n’est donc ni élitiste, ni intellectualiste, ni libertaire (attaché aux libertés individuelles, il n’en fait pas une valeur absolue devant laquelle toutes les autres devraient se soumettre), ni progressiste, ni libéral, ni utopique, ni révolutionnaire ; sur quoi est-il basé ?

Orwell est persuadé que la lutte contre la pauvreté et pour la justice sociale ne peut pas se mener d’en haut. Le seul terreau dans lequel le véritable socialisme peut s’enraciner est le mode de vie des gens ordinaires. Ce combat n’a pas besoin d’idéologues et d’intellectuels parlant du peuple sans le connaître, il s’agit d’un projet politique à la mesure humaine, ancré dans le local et la réalité populaire.

C’est dans ce quotidien des gens simples qu’il voyait à la fois une source de résistance à l’oppression et un vecteur formidable d’émancipation.

C’est là qu’apparaît la notion fondamentale qui figure au cœur de la pensée politique d’Orwell : la common decency. Cette « décence ordinaire » pourrait être définie comme un savoir vivre populaire, une morale instinctive ancrée dans les comportements naturels des gens du peuple et qui les incite à bien agir. Ce sens moral qu’il a aperçu à Barcelone, en Birmanie ou dans les mines anglaises est un mélange de simplicité, de dignité, d’égalité et de solidarité ; le tout dans une logique spontanée de bonté, de don et d’entraide. Orwell décrit un mode de vie traditionnel et intrinsèquement honnête, issu de la culture et de la morale judéo-chrétienne, où la famille et les petites communautés locales occupent une place de première importance. Les hommes trouvent leur point d’ancrage dans ces structures socio-politiques locales et élémentaires pour la vie commune. C’est dans ce quotidien des gens simples qu’il voyait à la fois une source de résistance à l’oppression et un vecteur formidable d’émancipation. Cette profonde solidarité ouvrière est le dernier bastion de résistance que le marché et le capitalisme tentent de détruire pour s’implanter durablement. Selon lui, le véritable socialisme ne saura émerger que si cette common decency est défendue. Elle est ce qui permet aux gens ordinaires de préserver les conditions morales et culturelles de leur humanité, à la fois contre le capitalisme destructeur, le totalitarisme et “l’indécence” du mode de vie et des moeurs partagées par les classes bourgeoises. 

Cette vision, certes idéalisée mais à laquelle il croyait profondément, du mode de vie populaire est le fondement de la pensée politique d’Orwell : on y retrouve à la fois ses tentations anarchistes, sa passion socialiste et son côté conservateur. C’est de la solidarité ouvrière naturelle que doit émerger le vrai projet socialiste, basé sur l’auto-gestion et l’échelon local. Cette idée de la gauche, aujourd’hui principalement relayée par Jean-Claude Michéa et Michel Onfray, pourrait être une offre politique à même de renouveler ce camp politique. Pourtant, elle ne trouve aucune place entre les partis de gauche jacobins, progressistes et bien plus préoccupés par les questions sociétales que sociales.

L’auteur

Emilien Pouchin

Pourquoi la droite ne séduit plus

Ce qu’il manque à la droite en France, cette droite poussiéreuse et timorée.

Voilà ce qu’il manque à la droite, un idéal qui ne soit pas seulement constitué de quelques paillettes poétiques au parfum 《France éternelle》sur un ensemble bien trop rébarbatif et convenu (sécurité, méritocratie, travail…). Ce manque d’audace me révulse.

Rêver, ce mot qui hérisse l’épiderme de tout bon conservateur, sauf bien entendu si ce rêve se contente d’être un songe nostalgique, encadré et polishé. Une douce idéalisation d’un passé révolu, voilà tout ce qu’accepte le conservateur. Son esprit ne veut – ou ne peut – concevoir un idéal nouveau qui fuirait les chaînes du passé pour embrasser l’incertitude de l’avenir. Que l’on ne s’y méprenne pas, l’idéal réactionnaire (au sens noble du terme), celui du retour à une France d’antan, est un rêve compréhensible – et même à certains égards séduisant-, mais plus encore que l’utopie révolutionnaire, celui-ci ne peut aboutir. Le conservateur veut contraindre le temps. Il veut rebrousser chemin sans se douter que le pont de l’histoire ne peut être franchi qu’une seule fois. Le conservateur, comme le révolutionnaire, est un nihiliste. Le premier veut remonter le temps, le second voudrait l’accélérer et le modeler, tous deux refusent d’observer l’époque telle qu’elle se contente d’être.

Ils pensent à ce qui n’est pas et devrait advenir, ces grands juges des époques et des hommes !

L’idéal conservateur est pourtant d’une infinie puissance, car, contrairement à l’utopie révolutionnaire, son projet fut. Il en conserve traces et vestiges. Et lui pense que ce qui fut peut renaître. Voilà toute la mystique de cet homme. Dégoûté de son époque, du temps qui court, il s’accroche aux piliers de la France éternelle comme l’enfant suspendu à la jambe de sa mère. Mais, pris par l’intensité de cette étreinte passionnelle, il ne voit plus. Il refuse de comprendre que son étreinte, aussi douce soit-elle, le fait passer à côté du temps et de l’époque.

Je vous parle d’emporter les foules par une vision d’une société meilleure, vous me renvoyez à gauche. Quel aveu d’impuissance.

Voilà ce qu’il manque à la droite, un idéal qui ne soit pas seulement constitué de quelques paillettes poétiques au parfum 《France éternelle》sur un ensemble bien trop rébarbatif et convenu (sécurité, méritocratie, travail…). Ce manque d’audace me révulse. Je vous parle d’un rêve, vous me répondez au mieux, par feinte et frilosité, « innovation, technologie, économie… ». Je vous parle d’emporter les foules par une vision d’une société meilleure, vous me renvoyez à gauche. Quel aveu d’impuissance. La droite serait donc incapable de proposer un idéal qui s’éloigne des digues convenues du conservatisme sans pour autant prendre peur de tomber dans le ravin du nihilisme égalitariste de gauche ? 《Le rêve c’est la gauche, nous on fait pas dans l’utopie! », voilà tout ce que l’on trouve à me répondre. Hérésie, tragique aveu de faiblesse ! La droite entend vouloir mener un combat culturel, métapolitique me souffle-t-on à l’oreille, mais joue les petits bras au moment même où s’ouvrent les grilles de l’arène intellectuelle. Préférant rebrousser chemin vers une France convenue que de combattre pour un idéal digne de ce nom. La vérité nous la connaissons, la droite française ne pense plus depuis le 20ème siècle, elle se contente de réagir et de s’opposer tout en répétant les mêmes poncifs quasi millénaires.

La droite doit choquer, car c’est son essence même.

J’entends certains me répondre《 La droite est conservatrice par essence ! , douce folie ! Historiquement c’est certain la droite est conservatrice, encore aujourd’hui elle sait conserver, mais la réduire à ce trait de caractère c’est signer son arrêt de mort. Trop souvent le conservateur se camoufle derrière ses illusions pour ne pas passer pour ce qu’il est en réalité, un être tristement passéiste, dénué de toute imagination et profondément timoré. Bien trop souvent la droite se réfugie derrière son conservatisme pour ne pas avoir à proposer un idéal politique autre que son grand bond en arrière et son langage technocratique. Radicale, voilà un trait politique qui correspond nettement mieux à ce qu’est l’essence philosophique de la droite Française. Cette radicalité, c’est celle des idées sans concession, c’est l’audace du verbe, la plume combattante, quoi qu’il en coûte, par-delà la morale sociétale, bousculant sans hésiter la « bienséance », mettant toujours en doute la modernité et ses discours séduisants en les faisant passer par l’épreuve du réel. La droite doit choquer, car c’est son essence même. De Baudelaire à Aron, toujours cette même radicalité, ce refus des évidences, cette poésie succulemment humaine et affranchie, voilà sa constance. La droite moderne est asservie, domptée par une aristocratie bien assise le derrière dans la soie, cette droite ne pourra jamais retrouver son essence, elle se contentera d’être « conservatrice », soumise qu’elle-est à la socio-culture ambiante.

La droite devrait refuser le nihilisme, car elle exècre ceux qui préfère parler de ce qui devrait être plutôt que ce qui est, elle doit être libérale, car follement amoureuse de l’homme libre jusque dans ses dérives, elle doit aussi rester politique, avec l’ensemble des thèmes classiques (et poussiéreux) que cela suppose : travail, ordre, mérite, grandeur…Mais elle doit par-dessus tout se mettre à la recherche d’un idéal civilisationnel et humain, elle doit réapprendre à se perdre dans les méandres de l’esprit, oser aller sur les terres intellectuelles de la gauche et combattre l’adversaire sur son propre terrain sans répéter les mêmes poncifs importés directement de l’alt-right américaine. J’entends souvent, dans les cercles intellectuels de droite, ce fameux argument d’une gauche qui « n’accepterait pas le débat ! », mais rien d’étonnant à la lueur de la qualité de l’argumentation invoquée, un condensé de sophismes et de raccourcis idéologiques sur fond d’importation idéologique américain. La droite qui ose est combattante, elle écrit, elle pense et compose. Elle se refuse à n’être qu’une force politique passéiste, se cachant derrière des formules vides telles qu’une supposée « politique de proximité », le fameux « attachement républicain », ou le triptyque « égalité, liberté, fraternité », autant de formules d’un humanisme de bon aloi, écope du Titanic, qui ne dérange rien et dont chacun fait, au fond, bien ce qu’il veut.

Riez de leur malheur car quiconque a côtoyé la jeunesse de droite saisit aisément qu’il n’existe manifestement et malheureusement pas d’esprits plus convenus et désespérément plats.

On dit que s’en prendre à ceux qu’on aime, c’est garder l’espoir de les rendre meilleurs. J’aime la droite dans la constance qu’elle incarne, dans sa mystique campagnarde et historique, dans sa droiture morale, mais le temps n’est plus à l’autofélicitation. Le temps est à l’action lucide, au renouveau. Aussi, regardez-les lorgner sur la moindre petite goutte de fraîcheur et d’idéal qu’ils pensent voir s’incarner dans la jeunesse. Observez-les tenter péniblement d’amasser de jeunes militants dans leurs réunions d’antiquaires. Riez de leur malheur car quiconque a côtoyé la jeunesse de droite saisit aisément qu’il n’existe manifestement et malheureusement pas d’esprits plus convenus et désespérément plats. Le mimétisme culturel et idéologique, voilà tout ce qui les gouverne, aucune étincelle ne jaillit de ces esprits interchangeables et avides de situations. La droite rêve de la jeunesse subversive qui lui donnerait l’impulsion d’idéal qu’elle implore, mais la jeunesse de droite rêve de constance et d’ordre établi ; quelle boucle tragique ! Je rêve de ces esprits dont Péguy faisait partie, résolument conservateurs, mais que la vie aurait doté d’une puissance créative et de la capacité de divagation intellectuelle, formule de base de l’idéal, perce-neige au milieu de la banquise.  

Une fois l’adversaire défait, l’absence d’idéal politique et d’audace civilisationnelle sera tragiquement visible.

La droite française est une immense comédie. Elle sait pertinemment que ce manque d’audace, d’incarnation, pour faire court de rayonnement captivant, lui nuit. Elle se débat dans cet océan de convenance, plat et sans saveur, elle recycle et ne fait que cela. Elle ne réfléchit plus, et quand elle s’essaye péniblement à la confection d’idées, elle ne parvient pas à sortir du prisme de son conservatisme. Pire, elle s’accommode volontiers de cette odeur de ranci. Tellement avide du combat culturel qu’elle a elle-même déserté avant même de croiser le fer, elle s’érige, seule et de son plein gré, en victime de l’ordre établi dans une immense comédie victimaire. Cherchant par tous les moyens cette adrénaline, la droite la plus conformiste et poussiéreuse du monde cherche à se refaire une virginité à grands coups de «réinformation », « politiquement correct », « résistance », «idéologie dominante », «monopole idéologique»…Autant de sophismes pour camoufler son classicisme et son absence d’idéal. Don Quichotte réactionnaire avec la gauche pour moulin.

À défaut d’un véritable idéal politique, la droite française se contente de s’ériger en adversaire du « progressisme ». Soit. Mais se définir contre ne suffira pas. Une fois l’adversaire défait, l’absence d’idéal politique et d’audace civilisationnelle sera tragiquement visible. La politique doit toucher le cœur et faire vibrer les âmes, elle doit être passionnelle et brûlante.

Je reproche à cette droite « tiède » de ne pas être capable de mettre sur pied un idéal sociétal par peur d’entrer en concurrence directe avec le projet utopiste de la gauche postmoderne. Comme si « idéal », « nouveau paradigme », « subversivité » étaient des termes exclusivement assignés au projet révolutionnaire, comme s’il était impossible de faire rêver tout en gardant les sous-bassement philosophiques d’une droite forte que sont la pérennité culturelle et la stabilité sociale. « Une autre société » n’est pas synonyme de collectivisme égalitaire. Voilà la pierre angulaire de la conquête idéologique de la gauche en France sur le 20ème siècle, avoir castré la capacité d’abstraction philosophique de la droite en privatisant « l’idéal ». Cette dernière s’étant alors résolue à ronger l’os du passé, feignant la satisfaction, jusqu’à sa mort.

La gauche est puissante dans les esprits, car malgré ses nombreux défauts, elle n’a pas déserté le terrain des idées.

La gauche n’a pas le monopole de l’idéal. Aujourd’hui, nombre de mes camarades s’étonnent de « l’influence des idées de gauche en France ». Crédules créatures, découvrant la plus puissante des propagandes, le philtre d’amour politique par excellence, l’alpha et l’oméga de la grande mascarade politique : le rêve. La gauche est puissante dans les esprits, car malgré ses nombreux défauts, elle n’a pas déserté le terrain des idées. Pire, elle y règne en maître depuis la débâcle de la droite au 20ème siècle. Par pitié, ne m’opposez pas le si classique « la droite aussi produit des idées !», vous savez aussi bien que moi que non. La droite ne produit plus d’idées, au pire elle repeint de vieux poncifs technocratiques, au mieux elle importe directement les discours des Républicains d’outre-atlantique. « Libéraliser l’économie », « reformer le tissu social », « renforcer le socle républicain », bien que chargés de bonnes intentions, assumez que ces poncifs ne font plus rêver personne depuis trois générations. 

La droite doit rester ce qu’elle est, garder son lien intime avec le réel et sa méfiance vis-à-vis des utopies, mais elle doit aussi apprendre à viser les cœurs au point de les faire battre en proposant plus que sa boucle « sécurité, mérite, ordre, identité ». Cette droite timorée face à l’avenir, ayant oublié sa tradition philosophique radicale et n’invoquant les esprits du passé que pour cacher son absence d’audace prospective, court le risque de sa propre disparition.

L’auteur

Etienne Le Reun