Au-delà de 1984 et de la novlangue, quels sont les fondements de la pensée politique de George Orwell ?
George Orwell, écrivain britannique du début du XXème siècle, est mondialement reconnu pour ses deux ouvrages majeurs : 1984 et La ferme des animaux. Derrière ce pseudonyme se cache en réalité Éric-Arthur Blair, un homme dont l’engagement politique ne se limite pas à l’anti-totalitarisme exposé dans les deux livres cités précédemment. Nous allons ici nous plonger dans les méandres d’une théorie politique originale, mêlant socialisme, anarchisme et conservatisme.
La jeunesse : proximité avec les prolétaires et premiers sentiments anarchistes
Issu d’une famille de la bourgeoisie moyenne qui n’a jamais eu les moyens d’assumer sa condition sociale, Éric-Arthur Blair a dès son plus jeune âge rejeté la « haute société » à laquelle il n’a jamais pu appartenir et partager le mode de vie. Il a passé sa jeunesse tiraillé entre une conscience de classe bourgeoise et une volonté de se mêler anonymement à la vie fraternelle des travailleurs. Envoyé en internat par ses parents, il verra cette décision comme un échec et une culpabilité personnelle. Traumatisé, il en sortira anarchiste et révolté contre l’autorité ; deux traits qui seront en réalité les prémisses de sa pensée politique.
Ses parents n’ayant pas les moyens de lui payer les études après 19 ans, il devient officier de police coloniale en Birmanie. Une expérience qui le confortera dans l’anarchisme, auquel il faut désormais ajouter un rejet de l’impérialisme et un dégoût devant la domination de l’homme par l’homme. Anti-impérialiste, Blair ne renie cependant pas son passé, car il en aura tiré une certaine vision du monde et surtout, une proximité avec les classes travailleuses et opprimées dont il épouse les combats.
Traumatisé, il en sortira anarchiste et révolté contre l’autorité.
De retour en Europe, il rate ses débuts d’écrivain et tombe dans les bas-fonds de la société française (années 1928-1930). Il aura connu la misère et la faim durant quatre années, au cours desquelles il s’est nourri en mendiant, vendant ses affaires et travaillant dans un restaurant dans des conditions déplorables pour une bouchée de pain. Contrairement à nombre de théoriciens socialistes issus de la bourgeoisie, Orwell a épousé la cause du prolétariat en ayant partagé, non par choix, leurs conditions d’existence ; une expérience relatée dans son ouvrage Dans la dèche à Paris et à Londres.
La guerre civile espagnole : la révélation socialiste
Durant les années 30, on lui demandera d’effectuer un reportage sur la condition ouvrière dans le nord de l’Angleterre. Plongé dans la vie des mineurs, il retranscrira ses observations dans l’ouvrage Le quai de Wigan, dans lequel il partage à la fois l’extrême précarité de leurs conditions de travail et en même temps l’attrait que cette classe sociale exerçait sur lui : « Je voulais m’immerger, m’enfoncer profondément dans la foule des opprimés, n’être plus que l’un d’eux, être avec eux contre leurs tyrans ». Dans le seconde partie de ce livre, il s’interroge sur le fait que le socialisme ne soit pas plus largement plébiscité par les travailleurs ; un échec qu’il impute déjà à un certain élitisme de la classe politique.
Il se heurtera de plein fouet au mensonge totalitaire et à la calomnie communiste.
En 1936, Orwell prend part à la guerre civile espagnole, un événement qui entérinera définitivement sa passion pour le socialisme. Engagé du côté républicain au sein du POUM, un parti marxiste anti-stalinien, il lutte pour le socialisme démocratique et contre les fascistes. Finalement, alors qu’il est plongé au cœur de la mêlée, il se rend compte que les communistes staliniens s’attaquent autant aux républicains et aux anarchistes qu’aux fascistes. C’est là qu’il comprendra le potentiel totalitaire du communisme. D’autant plus que lorsqu’il tentera de l’expliquer, une fois de retour à Londres, il se heurtera de plein fouet au mensonge totalitaire et à la calomnie communiste. Son message fut étouffé par le puissant réseau stalinien implanté dans le monde politique, culturel et médiatique. Quoi qu’il en soit, il a vu le socialisme à l’œuvre à Barcelone. Dans une vision plutôt idéalisée qu’il retranscrira dans Hommage à la catalogne, Orwell décrit sa communion enfin trouvée avec les travailleurs et les opprimés. Il a vécu le socialisme et le sait désormais réalisable : « le socialisme, pour lui, n’était pas une idée abstraite, mais une cause qui mobilisait tout son être », écrit Simon Leys dans Orwell ou l’horreur de la politique. C’est de cette expérience que naîtra le double engagement à la fois pour un socialisme local et contre les totalitarismes qui caractérisera tant sa pensée politique.
Il dénonce bon nombre d’intellectuels dits socialistes, qui défendent en fait l’idée d’une élite gouvernant au nom du peuple.
Bien que résolument socialiste, il ne sera pas tendre avec la gauche, autant qu’elle ne le sera pas avec lui. Orwell prend cet idéal trop au sérieux pour le voir gâché entre les mains d’une élite incompétente. C’est pourquoi il dénonce bon nombre d’intellectuels dits socialistes, qui défendent en fait l’idée d’une élite gouvernant au nom du peuple. La Fabian Society (cercle de réflexion socialiste-réformateur anglais) sera sa première cible. C’est bien parce qu’ils n’ont jamais eu l’intention de rendre le pouvoir au peuple qu’ils ont fini par être complaisants avec le communisme stalinien. Dans son célèbre ouvrage 1984, c’est d’ailleurs cette élite totalitaire utilisant l’idéologie socialiste (comme ils pourraient en user d’une autre) pour arriver à leurs fins qu’Orwell caricature. Au-delà de ces attaques, Eric-Arthur Blair sera également mis au ban de la gauche pour son rejet de la révolution. Après y avoir cru, il se rend compte qu’elle n’est pas le moyen pour les travailleurs d’accéder au pouvoir mais plutôt de changer de maîtres. Dans La ferme des animaux, il montre à quel point le soulagement n’est que temporaire avant de retomber dans la soumission.
Un socialisme conservateur
Indubitablement socialiste, Orwell n’en est pas moins conservateur. Un mélange atypique de deux philosophies politiques qui ne peuvent a priori pas s’associer mais dont Jean-Claude Michéa, son plus fidèle passeur en France, montrera la complémentarité dans Orwell anarchiste tory (comprendre : anarchiste conservateur). Michéa explique que l’on peut être socialiste sans pour autant souscrire aux illusions « modernistes » qui entendent faire avancer le monde vers de meilleurs lendemains, mais dont on se rend compte qu’elles sont en réalité une aubaine pour le capitalisme destructeur. On le sait depuis Marx, le capitalisme n’est pas une force de conservation mais intrinsèquement progressiste. Michéa insiste sur ce point en rappelant que pour s’implanter, il a besoin de détruire toutes les relations et les structures sociales traditionnelles (la famille, la nation, l’Église, les identités…). Ainsi, les hommes seront déracinés et atomisés, puis poussés les uns contre les autres dans une logique de profit. Orwell dénonce le capitalisme comme étant un système fondé sur l’égoïsme, l’exploitation de l’homme par l’homme et la guerre de tous contre tous. Plus généralement, il reproche au libéralisme (dont est issu le capitalisme) son individualisme excessif et sa pseudo-neutralité axiologique qui poussent à transformer sans cesse et sans limites les relations sociales, jusqu’à ce qu’elles soient substituées par le règne de la puissance économique et de l’argent.
On peut être socialiste sans pour autant souscrire aux illusions « modernistes » qui entendent faire avancer le monde vers de meilleurs lendemains.
Orwell défend globalement l’idée d’une finitude de la nature humaine, le « sentiment légitime qu’il existe, dans l’héritage plurimillénaire des sociétés humaines, un certain nombre d’acquis essentiels à préserver », énonce Michéa dans Orwell éducateur. Il s’agit d’appliquer à l’Homme une sorte de « principe de précaution » contre ceux qui voudraient le transformer au nom du progrès. Finalement, qu’ils soient communistes, libéraux, progressistes ou fascistes, tous ceux qui entendent créer un monde nouveau et modifier la nature humaine sont, pour lui, des totalitaires à combattre.
« Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès » disait-il, voilà qui résume bien son attachement au réel, à ce qui est, et son appréhension face à ce qui pourrait être si l’on bouleversait la vie ordinaire au nom du progrès.
Un socialisme local basé sur la common decency
Le socialisme orwellien n’est donc ni élitiste, ni intellectualiste, ni libertaire (attaché aux libertés individuelles, il n’en fait pas une valeur absolue devant laquelle toutes les autres devraient se soumettre), ni progressiste, ni libéral, ni utopique, ni révolutionnaire ; sur quoi est-il basé ?
Orwell est persuadé que la lutte contre la pauvreté et pour la justice sociale ne peut pas se mener d’en haut. Le seul terreau dans lequel le véritable socialisme peut s’enraciner est le mode de vie des gens ordinaires. Ce combat n’a pas besoin d’idéologues et d’intellectuels parlant du peuple sans le connaître, il s’agit d’un projet politique à la mesure humaine, ancré dans le local et la réalité populaire.
C’est dans ce quotidien des gens simples qu’il voyait à la fois une source de résistance à l’oppression et un vecteur formidable d’émancipation.
C’est là qu’apparaît la notion fondamentale qui figure au cœur de la pensée politique d’Orwell : la common decency. Cette « décence ordinaire » pourrait être définie comme un savoir vivre populaire, une morale instinctive ancrée dans les comportements naturels des gens du peuple et qui les incite à bien agir. Ce sens moral qu’il a aperçu à Barcelone, en Birmanie ou dans les mines anglaises est un mélange de simplicité, de dignité, d’égalité et de solidarité ; le tout dans une logique spontanée de bonté, de don et d’entraide. Orwell décrit un mode de vie traditionnel et intrinsèquement honnête, issu de la culture et de la morale judéo-chrétienne, où la famille et les petites communautés locales occupent une place de première importance. Les hommes trouvent leur point d’ancrage dans ces structures socio-politiques locales et élémentaires pour la vie commune. C’est dans ce quotidien des gens simples qu’il voyait à la fois une source de résistance à l’oppression et un vecteur formidable d’émancipation. Cette profonde solidarité ouvrière est le dernier bastion de résistance que le marché et le capitalisme tentent de détruire pour s’implanter durablement. Selon lui, le véritable socialisme ne saura émerger que si cette common decency est défendue. Elle est ce qui permet aux gens ordinaires de préserver les conditions morales et culturelles de leur humanité, à la fois contre le capitalisme destructeur, le totalitarisme et “l’indécence” du mode de vie et des moeurs partagées par les classes bourgeoises.
Cette vision, certes idéalisée mais à laquelle il croyait profondément, du mode de vie populaire est le fondement de la pensée politique d’Orwell : on y retrouve à la fois ses tentations anarchistes, sa passion socialiste et son côté conservateur. C’est de la solidarité ouvrière naturelle que doit émerger le vrai projet socialiste, basé sur l’auto-gestion et l’échelon local. Cette idée de la gauche, aujourd’hui principalement relayée par Jean-Claude Michéa et Michel Onfray, pourrait être une offre politique à même de renouveler ce camp politique. Pourtant, elle ne trouve aucune place entre les partis de gauche jacobins, progressistes et bien plus préoccupés par les questions sociétales que sociales.
L’auteur

Emilien Pouchin