L’ère de la prolifération des théories du complot : la religion de la postmodernité ?
C’est l’un des grands marqueurs et enjeux de notre époque : le complotisme prend ses racines absolument partout, envahit l’espace public, voile la Vérité et prend toujours les apparences de l’authenticité et de la Révélation. Dans quelle mesure le conspirationnisme rencontre-t-il de l’écho en France et plus généralement à l’échelle planétaire au XXIe siècle ? Qu’est-ce que ces théories non fondées révèlent de la condition humaine et de l’état de notre société ?
Loin d’être un phénomène nouveau, le complotisme prend toutefois une ampleur inédite lors des dernières décennies. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le philosophe Karl Popper fondait le fameux concept de « théories du complot » et l’expliquait ainsi : « C’est l’opinion selon laquelle l’explication d’un phénomène social consiste en la découverte des hommes ou des groupes qui ont intérêt à ce qu’un phénomène se produise (parfois il s’agit d’un intérêt caché qui doit être révélé au préalable) et qui ont planifié et conspiré pour qu’il se produise. ». L’un des termes-clé dans cette assertion est celui d’opinion, le conspirationnisme n’est rien d’autre qu’un sentiment, qu’un avis empli de subjectivité. Cela n’empêche pas qu’une théorie du complot puisse être partagée et défendue par des milliers de citoyens, mais cet élément purement quantitatif ne devrait jamais donner une quelconque légitimité ou véracité à des jugements imaginaires ne reposant sur aucun élément tangible ni scientifique.
79% des citoyens français croiraient à au moins une théorie du complot.
Pourtant, fort malheureusement, les complotistes se caractérisent souvent par une extrême ténacité ; à cause de leur obstination sans faille, certaines théories du complot ont la vie dure. D’ailleurs, les Français n’y sont pas imperméables, bien au contraire, comme le prouve notamment une enquête de l’Ifop publiée au début de l’année 2018 : 79% des citoyens français croiraient à au moins une théorie du complot. Celles qui rencontrent le plus de succès à l’échelle mondiale et qui font preuve d’une pérennité impressionnante sont bien connues : les Américains n’auraient jamais marché sur la Lune (16% des Français soutiendraient ceci), la planète Terre ne serait pas ronde mais plate (théorie qui rencontrerait l’approbation de 9% des Français tout de même !), le sida serait un virus créé en laboratoire (ce qui fait évidemment écho aux théories concernant la Covid-19 que l’on rencontre actuellement) ou encore l’industrie pharmaceutique entretiendrait un lien étroit avec l’Etat pour cacher la prétendue nocivité des vaccins (théorie complotiste qui touche vraisemblablement le plus de Français puisque 55% y adhéreraient).
« l’imaginaire du complot est insatiable, et la thèse du complot, irréfutable : les preuves naïvement avancées qu’un complot n’existe pas se transforment en autant de preuves qu’il existe»
Toutes ces théories complotistes sont durables et se dotent souvent d’arguments paraissant inébranlables. Selon le politologue français Pierre-André Taguieff, les thèses complotistes ouvrent des débats inféconds car ceux qui les défendent et les propagent ne semblent jamais ouverts à la contradiction : « l’imaginaire du complot est insatiable, et la thèse du complot, irréfutable : les preuves naïvement avancées qu’un complot n’existe pas se transforment en autant de preuves qu’il existe ». Et c’est là tout le problème et l’enjeu pratiquement insurmontable que posent les théories du complot : les conspirationnistes sont radicalement attachés à leur croyance ; ils agissent exactement comme des religieux : de même que l’existence de Dieu ne pourra sans doute jamais être prouvée, la part de vérité qui peut exister dans les thèses complotistes ne sera certainement jamais démontrée scientifiquement. Pire encore, il est bien plus aisé et reposant pour l’esprit humain de tenir des propos invérifiables que de prendre le temps de s’informer correctement avec des sources fiables et documentées. Ainsi, l’on comprend mieux pourquoi toutes ces spéculations conspirationnistes prenant forme dès qu’un évènement planétaire surgit se généralisent beaucoup plus rapidement que les thèses s’approchant de la Vérité. Dans ce contexte inversé, cela demande significativement plus de temps et d’énergie de remettre en question les théories du complot que de les faire siennes et de les répandre dans l’univers privilégié des « Fake news » : celui des réseaux sociaux.
Sur la question de l’essor d’une apparente « nouvelle religion », l’on peut y répondre prudemment et partiellement en soutenant que l’homme a toujours eu besoin de croire en quelque chose, c’est ce qui donne parfois du sens à sa vie et c’est ce qui peut répondre à sa quête de spiritualité. Comme l’affirmait le philosophe italien Umberto Eco à ce propos : « Les gens ne peuvent admettre que les choses arrivent «comme ça». L’idée du complot est à la base de toute religion : il faut qu’il y ait une volonté à l’origine des événements, qu’elle soit d’origine divine ou humaine. Ainsi, le crime ou la grande catastrophe n’arrivent jamais par hasard ! Le complot machiavélique derrière les événements […] répond à un besoin humain. ». Voici donc l’une des principales caractéristiques communes entre le conspirationnisme et la religion : la tentative d’expliquer l’inexplicable, le désir de s’enfermer dans des croyances « confortables » pour l’esprit humain, la volonté d’éclipser le hasard des choses…
1- Karl POPPER, La Société ouverte et ses ennemis, 1945.
2- Fondation Jean-Jaurès & Conspiracy Watch, sondage Ifop, « Le conspirationnisme dans l’opinion publique française », 2018.
3- Pierre-André TAGUIEFF, La Foire aux illuminés : ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, 2005.
Mais pourquoi faut-il combattre le monde dépeint par les complotistes ?
Comme dit plus tôt, c’est en partie à cause de l’avènement d’Internet que les théories conspirationnistes rencontrent un succès sans précédent et touchent un public maniable et crédule. Le problème, c’est que ce monde fantasmé décrit par les complotistes enferme rapidement ceux qui veulent bien y adhérer dans une forme de paranoïa permanente et même parfois dans une solitude profonde. Dans l’esprit de ces croyants, un raisonnement dangereux est susceptible d’apparaître : si ceux qui gouvernent mon pays me manipulent sans cesse et me cachent la Vérité, pourquoi mes proches, ma famille, mes amis ne me mentiraient-ils pas eux aussi ? Et c’est là toute une vision hautement dégradée de la condition humaine qui risque de germer… En effet, celui qui souscrit à plusieurs théories du complot s’emprisonne dans une méfiance généralisée à l’égard de tous les éléments de sa vie, excite l’individualisme (puisque chacun pourrait désormais se créer souverainement sa propre « vérité ») et le monde se trouve encore plus « désenchanté » pour reprendre l’expression du sociologue Max Weber. Après le long processus de sécularisation des deux derniers siècles qui s’est traduit par un recul important des croyances religieuses traditionnelles dans notre société occidentale, nous sommes peut-être en train de connaître un effacement des explications scientifiques et rationnelles au profit de rumeurs et de fantasmes.
De plus, il convient de lutter contre l’essor du conspirationnisme puisque celui-ci contient parfois toutes les composantes d’un processus de radicalisation : le complotiste aguerri tend à devenir de plus en plus « extrême » dans la défense de ses idées, il cherche constamment à imposer son point de vue et tient ses croyances comme absolument inébranlables ; le complotiste convaincu se distingue également par un activisme ostensible et efficace en ciblant les individus les plus vulnérables : l’on ne compte plus les vidéos conspirationnistes sur Internet qui sont accessibles en quelques clics.
Par ailleurs, comme chacun sait, les jeunes représentent la catégorie de la population qui utilise le plus l’outil informatique. En parallèle, ce sont sans surprise les jeunes qui semblent adhérer le plus à des théories du complot. Ainsi, toujours selon l’enquête de l’Ifop de 2018, les moins de 35 ans seraient deux fois plus nombreux à adhérer à au moins sept théories que les plus de 35 ans (21 % contre 11 % en moyenne, les plus de 65 ans n’étant que 5 % dans ce cas) ! Ce sont des chiffres évidemment très préoccupants et qui posent des défis majeurs concernant : l’éducation de nos jeunes, la confiance dans les médias et dans nos politiques, notre démocratie même au sein de laquelle le règne de la post-vérité (concept qui traduit une victoire des émotions et/ou des opinions subjectives face à la réalité des faits) ne serait pas tolérable.
Un point commun est à relever chez la majorité des aspirants au djihad : être convaincu au début du processus de radicalisation par une théorie du complot qui donne une « grille de lecture paranoïaque » du monde.
En outre, fait plus inquiétant, selon l’anthropologue française Dounia Bouzar (qui a créé un centre pour lutter contre la radicalisation islamiste des jeunes en 2014), un point commun est à relever chez la majorité des aspirants au djihad : être convaincu au début du processus de radicalisation par une théorie du complot qui donne une « grille de lecture paranoïaque » du monde. Qui plus est, le complotisme contient historiquement dans ses codes un langage empli de malveillance : le mythe du complot juif est l’un des exemples les plus frappants de la haine qui peut s’installer dans la pensée conspirationniste.
4- Emmanuel GEHRIG, Le Temps, « Umberto Eco : « Chercher un ennemi est une tendance universelle » », 2014.
En guise de conclusion, derrière ce tableau peu reluisant, tout n’est évidemment pas noir dans le complotisme ; ce phénomène a toujours existé chez l’homme pour tenter de saisir les évènements exceptionnels liés au hasard de la marche du monde. Il répond à un besoin fondamental de comprendre, d’expliquer, de trouver des causes aux faits… Bien qu’étant souvent signe de paresse intellectuelle, le conspirationnisme peut être louable dans le sens où l’individu qui y succombe érige le doute en principe fondateur, il cherche à devenir un véritable protagoniste dans la vérité à laquelle il croît plutôt que de recevoir sans réflexion personnelle les vérités qu’on lui sert. Il est effectivement important pour le citoyen (actif) de garder son esprit critique en remettant en question les versions officielles dès lors que des éléments suspicieux remontent et que des faits avérés apparaissent, rappelons que le doute conserve sa dimension vertueuse dans l’exercice de la philosophie et dans la célébration de l’homme libre. Néanmoins, s’il devient complotisme et défiance, ce doute n’est plus que vice. Gardons-nous de brandir le scepticisme pour discréditer ou disqualifier à l’avance toute version du monde qui aurait le malheur de ne pas correspondre à l’idée qu’on s’en fait.
L’auteur

Lucas Da Silva